lundi 1 octobre 2018

Dépression tropicale

De retour sur mon ile paradisiaque, j'ai l'impression que le monde entier s'est passé le mot pour me faire chier. C'est marrant comme de temps en temps la vie se permet de nous enfoncer la gueule dans la merde et juste au moment où on va se noyer, nous tire la tête par les cheveux, nous laisse reprendre une inspiration nauséabonde puis nous replonge bien dedans pour voir si on avait bien compris.

Je me dis ça mais au fond, je m'y suis mis tout seul, dans la merde. Je n'avais qu'à pas espérer, c'est tout. Quel homme saugrenu ce Georges ! Je pratique un sport solitaire, je bosse comme un âne et pas le temps de dépenser ce que je gagne, du coup, je suis riche, mais je viens de tout claquer en un weekend pour rien. Je me retrouve à zéro en début de mois. Top responsabilité, monsieur ! En plus, je ne fume pas, je bois à peine, j'écoute de la musique de vieux, et quand je n'écoute pas du jazz brésilien des années 60 (franchement, qui écoute encore ça ?), je roule dans un voiture de gonzesse en écoutant du disco. Putain, je pourrais porter un Tshirt "Je suis gay" que ça ferait moins d'effet. Alors comment je peux espérer choper une fille ? personne ne peut décemment s'intéresser à un mec avec des gouts aussi chelous !

Ouais t'as raison, Georges, envoie les tous se faire foutre. Continue à écouter la musique que tu aimes, à faire le sport que tu aimes, à rouler dans la voiture que tu aimes, à faire le travail que tu aimes, sans personne pour te faire chier. Tranquille. Tout seul. Tout seul. Tout seul.

Dans ces circonstances, devant le constat déplorable de ce que je renvoie à l'instant, la logique voudrait que je me reprenne, que je me remotive, que je relativise en me disant qu'il vaut mieux être seul que mal accompagné, que je trouverai bien quelqu'un qui m'aimera comme je suis et que pour tomber dessus, il suffit de chercher un peu. Sortir, rencontrer des gens, ouvrir son horizon, explorer, faire des activités que je n'ai jamais faites auparavant. Ça serait la meilleur chose à faire.

Alors je me suis levé, mon sac de voyage encore à mes pieds, même pas ouvert, j'ai serré les poings, regardé fixement la porte, me suis dirigé vers elle d'un pas décidé, j'ai saisi la poignée avec fermeté en me disant "c'est maintenant ou jamais, sors, va te changer les idées". J'ai serré plus fort, à m'en faire blanchir les doigts, j'ai refermé la porte et me suis allongé sur mon lit.

J'aurais pu pleurer. Mais non. Au lieu de ça...je me suis branlé. Comme jamais. Fort, très fort. J'avais besoin de cette catharsis. D'autre auraient pu prendre leur guitare et jouer jusqu'à s'en faire saigner les doigts, chanter jusqu'à en perdre la voix, peindre jusqu'à en perdre la vue. Moi non. Moi, j'ai mon sperme collé sur ma chemise, les bras en croix sur un lit de célibataire. Je fais l'étoile de mer avec un antenne qui dépasse.

Ça va mieux. Je me déshabille, je prends un douche, je me branle encore, enfile un T-shirt, un short et des tongues, je sors marcher sur le sable, de nuit. La mer est d'huile, la pleine lune est toujours là, elle se reflète dans l'eau, chaude cette fois-ci. Les palmiers bruissent, je ne pense à rien. Enfin j'essaye. Alors comme toujours, ma tête est une véritable radio ambulante avec un seul auditeur, elle a toujours LA chanson dont j'ai besoin. Ce soir, Radiohead, forcément. Puis j'enchaine avec Boys don't cry, mais pas la version péchue des Cure, non, celle fournie avec une pelle pour creuser bien profond. De retour à Radiohead, sans surprise. Oh et puis j'enchaine, tant qu'à faire. Le DJ cerveau veut m'enfoncer visiblement. J'ai les pieds dans l'eau et la tête dans les étoiles, j'enfonce mon regard entre les astres, dans le noir le plus profond de la nuit et mon blues prend des dimensions cosmiques

Et puis, après avoir épuisé toutes les chansons les plus déprimantes le unes que les autres, je suis rentré chez moi. Il faut bien aller se coucher, je travaille demain. D'ailleurs, Dr Shleck veut me voir dans son bureau demain matin à 8h. Allez, un peu d'optimisme voyons. Grâce à mon cerveau, j'ai pu atteindre le fond du trou, je pousse un grand coup avec les pieds et je remonte, non ? Si ça se trouve c'est pour une bonne nouvelle.

"_ Ah Georges ! j'ai une bonne nouvelle pour toi ! fanfaronne-t-elle dès que j'entre dans son bureau. Je ne me suis pas rasé, je n'ai pas encore pris de café, Lola m'en a certainement préparé un avant de commencer les explorations. C'est notre petit bonheur matinal.
_ Ah ouais ? réponds-je en me grattant la barbe.
_ Oui, tu arrêtes les explorations fonctionnelles, c'est une voie de garage.
Ah, merci de me l'apprendre après presque un an !
_ Ah bon ! pourquoi ?
Et soudainement, je me rends compte que je ne vais plus travailler avec Lola. En tout cas, plus tous les jours.
_ Et bien, j'ai pensé à toi. Tu es jeune, dynamique, tu bosses bien et beaucoup. Tu as réussi à te rendre indispensable au service...
Oui, enfin, surtout parce que tout le monde profite de ma présence pour partir en vacances.
_ ...et du coup, je me suis dit que tu as beaucoup de potentiel et que ce serait dommage de le gâcher dans une toute petite unité comme les explorations fonctionnelles. Il te faut voir plus grand pour exprimer toutes tes capacités. Tu es amené à faire de grandes choses, j'en suis persuadé.
_ C'est gentil de penser à mon avenir mais je me plais bien aux explorations, ça me donne du temps avec chaque patient et j'ai du temps à côté pour lire des revues, me perfectionner...
_ Justement, m'interrompit-elle. Si ça t'intéresse de te perfectionner, je te propose que le service te paye des congés formation, comme ça tu pourras aller en métropole 4 semaines par an pour assister à des congrès...
Oulah, ça ne m'enchante guère, souvenez-vous.
_...t'inscrire à des DU, passer le concours pour devenir PH, tout ça.
Ah, déjà, ça me plait davantage.
_ Tu pourrais même passer des DESC.
_ C'est quoi un DESC ?
_ Diplôme d'Etudes Spécialisées Complémentaires. Ça te permettrait d'avoir des diplômes supplémentaires, des compétences supplémentaires, une expertise plus grande.

Elle marque un point, j'ai toujours eu un syndrome de l'imposteur. Du coup, les diplômes, ça me plait bien.
_ Ah oui, pourquoi pas.
_ Ah ! j'étais sûr que ça te plairait. Je t'ai déjà inscrit au DESC d'obésité comme ça tu pourras rapporter tes compétences acquises dans le service et nous en faire profiter. Tu pourrais donner des cours aux étudiants et à terme, pourquoi pas devenir Professeur !
_ Euh, bah, c'est à dire que...
_ Imagine : une aile à toi tout seul, où tu es autonome, tu diriges ton équipe comme bon te semble à faire la médecine qui te plait de la façon qui te plait.
_ Dois-je comprendre que vous m'offrez un poste ?
_ Je t'offre une chefferie de service si tu es d'accord.
_ Ça ne se refuse pas ! mais bon, c'est un peu subit, j'ai besoin de réfléchir avant.
_ Bien sûr. Par contre, tu as jusqu'à ce soir, il y a la CME pour décider de l'avenir de l'hôpital, les budgets à attribuer, les postes à pourvoir, les projets à mettre en place. Ça serait bien que tu brilles à ce moment là.
Elle me fit un clin d’œil. Ça été la goutte d'eau. Je me suis dit qu'il y avait quelque chose de louche là dessous. Je me suis réveillé d'un coup.
_ Ok, réponse ce soir. Par contre, pour les explorations, on fait comment ?
_ J'irai à partir d'aujourd'hui. Avec mon poste à responsabilités, la CME à préparer, ça me dégagera du temps.
_ Ah. Et du coup, je travaille où aujourd'hui ?
_ Dans le service d'hospitalisation complète bien sûr, tu me remplaces."

Ah bah oui, suis-je bête. Bon, je vais prendre un café dans mon bureau (qui est toujours aux explorations), je croise Lola vite fait, lui annonce la mauvaise nouvelle que nous ne travaillerions plus ensemble tous les jours. Elle aussi, a été attristée, mais Dr Schleck arrivant, elle m'a fait un clin d’œil et a filé bosser. Quand c'est elle qui m'en fait, ça va, je sais que c'est sincère, il n'y a pas d'entourloupe derrière.

J'en ai profité pour regarder les emails professionnels. J'ai la surprise de recevoir un requête étrange.

"Bonjour, je suis Marie, interne dans le service du Professeur A. J'ai l'honneur de poursuivre les travaux de votre thèse pour faire la mienne. Aussi, je vous demande humblement s'il serait possible que vous m'envoyiez l'ensemble de vos données pour que je puisse y ajouter les miennes. Pr A m'a dit qu'il y a un article dans une grande revue à la clé, je vous citerai en second auteur. Cordialement"

Mmm, il m'avait semblé avoir été clair dans les conclusions de ma thèse : les recommandations européennes sont erronées. Il n'y a pas besoin de faire des scanners injectés à tour de bras, un simple scanner non injecté suffit. Et il n'y a pas besoin d'opérer autant non plus. Je ne vois pas en quoi rajouter 50, 100 ou même 200 dossiers y changerait quoi que ce soit.

Putain, c'est une bataille d'ego ou quoi ?! Pr A n'a pas du digéré que je dise à demi mot que les recommandations qu'il avait pondues étaient fausses, argument issu des dossiers des patients de son propre service, devant ses propres collègues professeurs. Et maintenant il veut prouver qu'il a raison en rajoutant les dossiers qu'il aura trié pour tendre vers ses opinions ? Je le sens gros. Et oui, visiblement c'est ça, cette interne a déjà des données et il lui manque les miennes pour ses stats. La pauvre, est-ce qu'elle sait seulement dans quoi elle s'embarque ? Je lui répondrai plus tard, de toute façon les données ne sont pas sur moi.

Ma journée s'enchaine mollement, je n'ai pas envie d'être là. Je me demande ce que tout cela cache. J'ai besoin d'une bonne nuit de sommeil pour y penser proprement. Sauf que non, je n'ai pas ce luxe. J'avale un sandwich en quatrième vitesse et je vais m'effondrer dans mon bureau. Une petite sieste, histoire de récupérer un peu.

L'heure de la CME a sonné. J'ai fini l’après-midi en zombie, comme quand on conduit et en arrivant chez soi, on ne se rappelle plus comment y être arrivé. Je n'ai pas gagné en lucidité, j'ai toujours l'impression d'avoir du brouillard dans un boite crânienne vide. Les orateurs s'enchainent.

"_ Cher président de CME, je vous remercie de me donner la parole. Nous sommes réunis ce soir pour se partager l'enveloppe de l'ARS concernant les MIG...
OK, au bout d'à peine une minute je suis déjà perdu. Bon, j'ai pu raccrocher les wagons grâce au Dr Shleck :
_ Je t'explique la situation. L'hôpital est déficitaire, il va recevoir un gros chèque de la région. Sauf que cet argent, on va le distribuer au mérite : les meilleurs élèves recevront plus et les autres les miettes. Par dessus ça se rajoute une enveloppe venant de l'Agence Régionale de Santé délivrée aux projets innovants, ceux qui ouvrent une activité qu'il n'y avait pas ailleurs. Ton rôle à toi c'est de vendre le service des explorations fonctionnelles pour montrer que nous avons été un bon élève et donc toucher un gros chèque. Tu me suis ?
_ Oui, mais à la dernière réunion de service, quand j'ai présenté l'activité des explorations, j'avais montré qu'on avait fait rapporter à l'hôpital environ 100 000€. Ils sont passés où ? ils ne nous reviennent pas ?
Elle n'a pas répondu. Pour une fois, au lieu de la lenteur administrative habituelle, c'est allé très vite. Chaque service a présenté son projet, certaines sérieux, d'autres farfelus.
_ Nous appelons les services de chirurgie et d'endocrinologie. C'est original. Un projet commun ?
_ Oui, nous venons présenter le projet à deux parce que...
Dr Shleck me souffle les sous-titres à l'oreille :
_ ...parce que le service d'endocrino est super déficitaire. Il sait que tout seul, il n'a aucune chance de tirer son épingle du jeu. Par contre, les chirs, ce sont eux qui font tourner la baraque. Ils font rapporter un max à l'hôpital, c'est la vitrine. Alors ils veulent le rester évidemment.
De retour au duo.
_ Nous voulons monter un service de prise en charge de l'obésité. C'est très à la mode...pardon, il y a beaucoup de demandes de la part des patients et l'ARS en a fait un cheval de bataille pour...
Shleck reprend les commentaires :
_ Oh, c'est bien joué de leur part. Ils savent qu'ils ont besoin l'un de l'autre pour toucher ce chèque. En plus, ils ont du avoir vent de mon projet à moi et veulent nous coiffer au poteau. Heureusement, j'ai un atout dans ma main, dit-elle en me donnant un coup de coude dans les cotes.
_ Nous avons déjà des postes d'infirmières, de diététiciennes, d'AS. Il nous manque des éduc sportifs et un community manager.
Murmure d'incompréhension dans la salle.
_ Oui, pour embellir encore la vitrine de l'hôpital, nous avons pensé créer un compte sur tous les réseaux sociaux pour promouvoir le service et montrer les photos des progrès des patients. On avait pensé l'appeler InstaQuintal. Nous avions aussi pensé à un atelier chant et diffuser des vidéos de chansons avec le compte Allé Gro. Ou encore un atelier théâtre, la thérapie par le rire, et diffuser des vidéos de sketchs avec le compte Allé Graisse.
Rires gras, évidemment, dans l'ensemble de l'assistance.

Dr Shleck commente : "Faire rire les collègues, bonne stratégie, attirer la sympathie, la connivence pour attirer les votes. Pas mal, mais piètre. Puis elle se leva : _ A mon tour. Je vais les défoncer ces cons. Viens avec moi."
Je la suis placidement.
"_ Bonjour, nous aussi nous avons un projet de prise en charge de l'obésité, mais plutôt que le faire en hospitalisation complète comme mes chers prédécesseurs (appuyé d'un sourire pincé et d'une pause dramatique), nous avions pensé faire une prise en charge ambulatoire : il y a besoin de moins de personnels, moins longtemps, pas de nuits, c'est plus pratique pour les patients et nous pourrions les revoir régulièrement dans le cadre d'un hôpital de jour qui pourra bénéficier d'un enveloppe supplémentaire de l'ARS suite à ses injonctions vers le virage ambulatoire. Nous avons déjà des intervenants extérieurs bénévoles (en insistant bien sur le mot) ainsi que des associations de patients qui ont fait part en amont de leur préférence pour une prise en charge ponctuelle et répétée plutôt que sortir l'artillerie lourde une semaine complète enfermé entre quatre murs puis plus rien.

Wow, je suis scotché. En trois phrases, elle vient de dire qu'elle a déjà les patients, qu'elle coutera moins cher et rapportera davantage. Mais elle enfonce le clou.
_ De plus, ce sera le Dr Zafran ici présent qui assurera la chefferie de service. Il a déjà prouvé son efficience dans la gestion en ambulatoire des explorations fonctionnelles.
Et paf ! Forcément, nos concurrents réagissent.
_ Avez-vous au moins les compétences pour gérer ce genre de pathol...
_ Évidemment, nous avons l'habitude des prises en charges pluridisciplinaires et nous avons déjà le plateau technique pour réaliser toutes les explorations nécessaires du bilan pré opératoire. Une fois cela fait, nous orienterons les patients vers nos confrères chirurgiens pour qu'à leur tour ils puissent bénéficier de l'augmentation d'activité de leur service.
Oh mon Dieu, magistral. Elle a balayé d'un revers de la main l'endocrino et flatté le chir dans le même mouvement.
_ Dr Zafran, un mot ? vous vous sentez les épaules ?
J'ai pensé à Lola, que je quitterai pour la reconnaissance. Jamais le service n'aurait tourné aussi bien sans elle. Je ne voudrais pas qu'on l'oublie.
_ Oui bien sûr, mais jamais je n'y serai arrivé sans...
_ Oui, sans le Dr Shleck, on sait. Croyez-moi, elle n'a pas besoin d'être flattée et surtout pas en public, me coupa le président de CME. Bon, les autres projets, au suivant, allez, on avance."

Vous vous en doutez, nous avons eu l'accord de la CME pour réaliser notre projet. Ça veut dire que je vais être bientôt chef de service. Et qui sait pourquoi pas, un jour, professeur ? oooh l'idée commence à me plaire. Ne serait-ce que pour narguer Pr A. J'en jubile d'avance.

Dr Shleck continue de me brieffer même si nous sommes sortis de la réunion.
"_ Bon, ton boulot maintenant, c'est de finir la semaine en hospit. Après je te remplace et tu files en métropole pour ton DESC d'obésité. Ça me parait indispensable maintenant.
_ En effet.
_ J'en conclue que tu acceptes le poste de PH à temps plein pour une durée indéterminée ?
_ Oui.
_ Très bien. On va faire de super choses ensemble."

Je me sens regonflé, soudainement la petite déprime de la veille me semble ridicule. Dès le lendemain, je me dérobe du service entre deux patients pour en informer Lola.
"_ Mmm mouais, ça pue. Fais gaffe à toi.
_ De quoi tu parles ? on me propose un poste de chef de service et toi tu me dis que ça pue. Tu ne trouves pas que c'est une façon de remercier mes compétences ?
_ Crois-moi, je connais les rouages de l'hôpital et en général, une promotion ne tombe jamais sur le coin de la gueule de quelqu'un. C'est uniquement ceux qui l'ont décidé qui montent, les autres se font broyer. Fais moi confiance.
_ Ouais, j'ai surtout l'impression que tu es aigrie qu'on ne bosse plus ensemble, avoue.
_ C'est vrai que je suis triste qu'on soit séparés mais je ne te parle pas de ça. Je te parle de toi, je me méfie de Shleck et j'ai peur pour toi.
_ Oh c'est bon, elle fait un peu peur mais pas à ce point et puis bon, au moins une femme qui reconnait mes qualités à leur juste valeur.
_ Putain, t'es vraiment con quand tu t'y mets, je te jure, dit-elle sans pouffer.
C'est l'absence de pouffage qui m'a fait tiquer. Elle doit être plus affectée que je ne pensais par mon départ.
_ Pardon, je ne pensais pas ça te toucherait autant que je m'en aille.
_ Non écoute moi, je suis sérieuse. Tu n'as pas été promu par hasard. Certes tu es très compétent, je le sais, je t'ai vu bosser et je suis très contente pour toi, crois moi. Tu le mérites. Mais il se passe autre chose, j'en ai l'intuition.
_ Il se passerait pas que tu as des sentiments à mon égard par hasard ? la taquine-je.
_ Putain mais vas te faire foutre, CONNARD !"
S'il y avait une porte à claquer elle l'aurait fait. Elle est juste partie l'air furax et écrasant le sol sous chacun de se pas. Je n'ai rien compris. Il se passe quoi au juste ? elle m'avertit de quoi ? est-ce sa façon à elle de me dire que je vais lui manquer ?

De retour dans le service, Dr Shleck me convoque à nouveau. Décidément, je dois vraiment être devenu indispensable, je n'ai jamais autant été dans son bureau en aussi peu de temps.

"_ Bon, j'ai revu l'organisation du futur service d'obésité. Les patients arrivent à 7h, prise de sang, puis ils ont un entretien avec toi, puis tous leurs examens et rendez-vous avec les intervenants extérieurs. Ils sortent à 17h et toi tu rassembles tous les résultats et tu dictes une synthèse. De plus, comme nous avons des besoins de fonctionnement et comme tu n'auras rien à faire pendant que les patients seront en examen, tu iras dans les services de l'hôpital pour donner des avis spécialisés, ça nous libèrera, nous autres PH, de cette corvée. Sans compter les astreintes de weekend et les gardes. Et quand l'un d'entre nous sera en vacances tu t'occuperas de la moitié d'une aile en sus.
_ Ah oui quand même. Du coup, c'est comme si je devais travailler dans le service ET aux explorations fonctionnelles mais tout le temps.
_ C'est comme ça.
_ Mais du coup, ma liberté d'organisation en tant que chef de service...euh...
_ Que les choses soient bien claires. Ici c'est moi la chef de service, et même si l'administration découpe les murs en différents sous-services, ça reste moi la chef. Et demain je serai chef de pole, c'est moi qui déciderai pour plusieurs services. Et après demain je serai chef d'établissement, comme ça, l'administration, ce sera moi. Mon avenir est déjà planifié, stratégisé, prévu 10 coups à l'avance. Alors c'est pas un petit assistant et ses velléités d'indépendance qui va changer ça.
_ Et j'y gagne quoi moi ?
_ Le prestige. La reconnaissance. La faculté de pouvoir dicter la pluie et le beau temps sur la façon de faire de la bonne médecine auprès des libéraux. Briller en société, être le détenteur d'un savoir séculier, jalousement gardé et gracieusement distribué moyennant courbettes. Tu pourrais même donner des interviews à la télé en tant que référent en obésité. Tout le monde s'arracherait ton joli minois. Tous les médecins veulent être mis sur un piédestal.
_ Bof, moi ...
_ Et tu n'imagines pas combien tes collègues masculins, même les plus moches, arrivent à s'attraper de greluches avec un titre ronflant comme "chef de service" ou "maitre de conférence". Donner des cours aux internes, aux étudiants en général, c'est faire rentrer le loup dans la bergerie. Et alors "professeur" n'en parlons pas. Il n'y en a pas un seul qui soit fidèle. Ils auraient tort de s'en priver, c'est open bar ! Ne dis pas que tu cracherais dessus.
Elle touche à deux cordes sensible : ma solitude et mon complexe d'infériorité. C'est sûr qu'avec un titre, je n'aurais plus ni l'un ni l'autre et pour ça, je n'ai qu'à passer un diplôme en métropole et accepter de ne pas prendre de décision concernant l'organisation de mon lieu de travail. Ce sont des concessions tout à fait acceptables. Me voyant y réfléchir elle clôt la discussion :
_ Bon, il te reste 3 jours dans le service et après tu pars une semaine à Paris pour tes cours. Bon séjour, me sourit-elle."

Après tout, j'aurais la sécurité de l'emploi, les congés payés, un travail intéressant, l'utilité publique de rendre service aux patients, leur reconnaissance et celle de mes pairs généralistes quand à mes capacités à soigner. C'est tout ce dont on pourrait espérer. La stabilité. J'ai 30 ans passés, il serait peut-être temps de devenir raisonnable. Malgré la rigueur que cela représente, ça me semble la décision la plus logique à prendre.

Du coup, les jours suivants, j'ai continué sur la lancée vulcaine, si c'est bien la voie que doit prendre ma vie. L’après-midi, un patient s'est pointé :
"_ Bonjour Docteur, je viens pour l'hospitalisation.
_ Oui je vois bien, vous êtes déjà dans un lit de l'hôpital. Vous êtes ?
_ M. Comebaque.
_ Ah oui, mais vous étiez prévu hier, alors on a donné votre lit à un autre patient. Vous avez de la chance d'en avoir un aujourd'hui.
_ Oui, je sais, j'aurais du appeler...
_ Oui, vous auriez du.
_ ... mais bon, comprenez que ce n'est pas facile pour moi. Je n'avais pas très envie de venir.
_ Rien ne vous empêche de partir.
_ Mais bon, maintenant que je suis là, autant en profiter.
_ Ça dépend, vous venez pour quoi ?
_ Je ne sais pas. Mon docteur traitant ne vous l'a pas dit ?
_ Non, il ne m'a pas eu directement au téléphone, ça doit être un de mes collègues.
_ Il ne vous a pas écrit ?
_ Sans doute mais vu que vous n'êtes pas venu hier, on a jeté votre fax.
_ Ah mince. Ah bah j'ai bien fait de retourner voir mon médecin hier. Il a insisté pour que je vienne vous voir, mais moi je ne voulais pas, hein !
_ Du coup, vous avez un second courrier de votre médecin ?
_ Non, je l'ai oublié à la maison.
_ Au moins un ordonnance ou une prise de sang ?
_ Non, j'ai tout laissé à la maison et je suis venu le plus vite possible.
_ Bon pour résumer : je ne sais pas ce que vous avez, vous non plus. Je ne sais pas par quoi vous êtes traité donc je ne sais pas par quoi changer. Je ne sais pas quoi vous faire comme prise de sang ni quel autre examen et en plus vous n'avez pas envie de rester.
_ Ah et du coup, on fait quoi ?
_ Avec aussi peu de renseignements, je ne vais rien pouvoir faire. Moi, je ne fais pas de médecine vétérinaire. Retournez chez vous et demandez à votre médecin traitant de nous communiquer votre dossier complet, on pourra peut-être avancer avec ça."

Une heure après, j'ai reçu un coup de fil de son médecin.
"_ C'est inadmissible de faire ça !
_ Pourquoi ?
_ Vous savez depuis combien de temps je négocie pour qu'il accepte enfin de se faire hospitaliser ?
_ Non, mais ça a aurait été bien de nous le communiquer justement.
_ Je lui ai remis un courrier en main propre.
_ Il l'a oublié.
_ Et j'ai faxé son dossier hier.
_ Il s'est égaré.
_ Et vous venez me dire à moi que j'ai mal fait mon boulot. Mais vous êtes quelle espèce de connard ?
_ Le genre qui ne traite pas les gens contre leur volonté."
Et j'ai raccroché, certain d'avoir gagné l'argumentation.

Shleck a raison finalement. La logique froide, ça a du bon. Remettre en place ces cons de généralistes incompétents, mettre les couilles sur la table. C'est con, j'avais horreur de ça avant, sans doute par peur de perdre, mais j'avoue que c'est agréable.

Le lendemain, j'ai du remettre en place l'équipe. De vrais tire-au-flans.
"_ Bon, on a 4 entrées cet après-midi, faudrait penser à s'activer un peu si vous ne voulez pas perdre votre poste.
_ Oh, c'est bon docteur, on a déjà fait 3 chambres sur les 6 sorties que vous avez faites ce matin. Faudra penser à nous ménager un peu si vous ne voulez nous avoir dans les lits du service.
_ Mais c'est pas le moment de faire la sieste enfin ! dis-je en plaisantant.
_ En tant que PATIENTS, Docteur, parce que vous nous aurez usé à la tâche.
_ Oh ça va, je plaisante. On n'a pas d'humour ici ?"

Personne de mon niveau pour apprécier mes traits d'esprit. Après le changement d'équipe du matin pour celle du soir, j'ai pu enfin exprimer tout mon potentiel.

"_ Bon, madame Artfélieure, si vous êtes hospitalisée c'est parce que vous ne prenez pas vos médicaments à la maison.
_ Non.
_ "Non je les prends pas" ou "non je ne suis pas d'accord" ?
_ Non je les prends mais bon, parfois j'oublie.
_ Oui mais du coup, même si je change vos médicaments pour des médicaments plus forts, le problème reste le même : pas pris, pas guéri !
_ C'est pas que je fasse preuve de mauvaise volonté, c'est juste que des fois, j'en saute un ou deux.
_ C'est bien ce que je dis, vous ne guérirai jamais comme ça.
_ Je veux bien faire un effort mais il me faut de l'aide.
_ Je peux vous prescrire un pilulier tout simplement, avec votre traitement habituel sans rien changer et on verra après.
_ Ah oui, tiens ça m'aiderait beaucoup.
_ Bon voilà, on trouve une solution. Du coup, vous n'avez pas besoin d'être hospitalisée, vous pouvez rentrer chez vous.
_ Oh merci Docteur.
_ Allez Hop ! une sortie de plus. Je crois que je vais faire péter le record de rentabilité du service."

Bizarrement, face à ma fierté et ma sur-compétente à traiter les patients avec une rapidité folle, je n'ai reçu de la part de mes subordonnés que des regards sombres. Tas de cons, vous ne comprenez rien.

Le vendredi, je prépare déjà ma semaine suivante, celle où je passerai toutes mes soirées dans un hôtel parisien, en installant une application de rencontres. Ça me fera sans doute le plus grand bien d'échanger mes sports d'ascension contre une activité physique plus horizontale. Je commence déjà à scruter les différents profils quand Lola m’interrompt.   

 "_ Du coup, Mr Hyde, t'as prévu de redevenir Dr Jekyll quand ?
_ De quoi tu parles ?
_ Mon bureau est en face de la cachette à pauses clopes, les gens jasent. J'entends tout. Qu'est-ce qui se passe ? t'as décidé de battre le record du nombre de couilles cassées en un minimum de temps ?
_ Encore une fois, de quoi tu parles ?
_ Putain, ça fait trois jours que tout le monde crache dans ton dos et tu ne vois rien ? t'as un comportement dégueulasse. Je ne te reconnais plus. Tu es odieux avec tout le monde. Les médecins gé n'appellent plus pour prendre de rendez-vous, je suis au chômage technique. Les patients sont offusqués d'être expédiés sans ménagements et l'équipe soignante est outrée à chaque fois que tu ouvres la bouche.
_ Oh, c'est bon, ce sont des branleurs qui ne comprennent pas mon humour, c'est tout.
_ Ce sont les mêmes qui ont kiffé de bosser avec toi pendant que tu remplaçais les médecins partis en vacances. Ce sont les mêmes qui se pliaient en quatre pour toi parce que tu étais différent de tes prédécesseurs, parce qu'ils aimaient bosser avec toi. Et là, c'est même pire qu'avec les médecins habituels. Au moins, eux ont la décence, ou l'expérience, de n'être cons qu'à temps partiels. Toi tu fais du zèle.
_ M'enfin, c'est bon, je les fais bosser un peu plus c'est tout. Avec l'argent gagné par le service on pourra embaucher du personnel supplémentaire et ils pourront souffler à ce moment là. Je fais ça pour leur rendre service. C'est trop compliqué à comprendre ça ?
_ Non, c'est pas trop compliqué mais tu vas en casser combien avant d'y arriver ? et puis c'est même pas de leur charge de travail dont je te parle. Je te parle de toi, de ton comportement, de ce que tu renvoies en ce moment.
_ C'est à dire ?
_ Bah, avant, ça ne me dérangeait pas d'être rappelée sur mes jours de repos pour filer des coups de mains dans le service d'hospitalisation complète quand je savais que tu y bossais. Maintenant que tu y es à temps plein, je n'ai même plus envie. Et j'ai encore moins envie que tu m'appelles, qu'on passe du temps ensemble. Depuis 3 jours, j'éteins mon portable quand je quitte l'hosto. Je n'ai plus envie de te parler.
_ Ouais, c'est bon, j'ai compris, tu es jalouse que ma carrière avance pendant que tu es coincée dans une voie de garage.
Lola me giffle.
_ Va te faire foutre, George. Va te faire foutre, dit-elle sans hausser le ton, sans crier, sans esclandre, rien. La voix neutre, non, froide. Pire : glaciale. Pendant qu'elle me tournait le dos pour partir, je répondis :
_ J'en ai bien l'intention !" en lui montrant mon application smartphone toujours ouverte, fier de ma répartie.

A Paris, pour mes cours. C'est très inégal, tantôt des conférence passionnantes, tantôt des informations cruciales, parfois des profs qui viennent s'entendre parler, parfois des intervenants extérieurs complètement inintéressants. En résumé, pour le peu d'heures de qualité, je dois me farcir d'énormes quantités de vide. Je m'emmerde, je m'ennuie, je me fais chier. Bah tiens, à propos de farcir, mon application de rencontre fonctionne bien. J'ai plusieurs propositions. Mais...

Je n'ai appelé personne. Je reste dans mon chambre d'hôtel, remboursée par l'hôpital, seul assis au bord de mon lit. Je n'ai même pas envie de me branler. Je me sens aussi vide que mes cours. Creux. Du vent. C'est ça, je suis un gaz. Un gros méchant prout que personne ne peut plus sentir.

Mais qu'est-ce que je fous ici ? Je suis des cours qui ne me plaisent pas. C'est pas que le sujet ne m'intéresse pas, au contraire, mais c'est tellement mal fait, putain, j'en apprendrais davantage sur le sujet en m'enfermant dans mon bureau à potasser les revues scientifiques et les blogs de patients. Non, ça m'intéresse mais je me fais chiiiiiier comme un rat mort, bordel ! Pourquoi est-ce que je suis venu me casser mes propres couilles ici, à faire un truc qui ne me plait pas : une conférence !

Putain et ma vie c'est quoi ? du vent aussi ? Pose-toi cinq minutes et réfléchis Georges. Tu as envie de quoi ? qu'est-ce qui t'anime au plus profond de toi ? si tu tournais ton oeil à l'intérieur de toi même, tu y verrais quoi ? du vide ? non. Tu n'es pas une coquille vide. Tu es un être de substance. De quoi es-tu fait ? quel est le feu qui t'anime ?

Je m'attrape la tête entre les deux mains. Ma tête me fait mal. Je l'enfonce entre mes deux genoux et gémis. Je n'ai pas envie de réfléchir à tout ça. Réfléchir, ce n'est que regarder dans un miroir finalement. Mais OH ! je ne pourrais pas avoir cinq secondes de tranquillité dans ma propre tête ?! c'est trop demander !!!

Visiblement si. Un truc qui marche bien chez moi, c'est courir. Excellente idée : seul, de nuit, en plein Paris, sans connaître un quelconque itinéraire. Non, je passe. Alors une douche.

L'eau est brûlante, la buée limite mon champs de vision à la longueur de mes bras. Je suis assis sur le fond du bac à douche, le jet d'eau frappe le sommet de ma nuque, je regarde ruisseler les gouttes sur la faïence et je ne pense plus à rien. Enfin !

Je suis épuisé. Je m'enroule sous mes couettes et me raccroche à mon compagnon de réconfort de toujours : mon livre. En revenant de mon fiasco lors de mon dernier voyage (il y a moins de 2 semaines, seulement !) j'avais fini les 600 pages des 2 premiers tomes. Du coup cette fois-ci, j'ai pris les 2 suivants. J'ouvre le troisième tome de ma collec et il en tombe un bout de papier.

Je l'attrape. Un seul mot est écrit :

Karma


To be continued...


4 commentaires:

  1. J'ai trouvé ce billet très intéressant, même si je pense qu'il est plus fiction que réalité.

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    1. Bonjour
      Merci du commentaire. En effet, il y a beaucoup de fiction mais pas tant que ça. J'ai essayé de retranscrire autant que possible l'atmosphère absurde de ce genre de réunion. Ca vous rappelle quelque souvenir ?

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    2. Bonsoir

      Non pas personnellement car je ne suis pas hospitalier.
      Mais cela montre l'importance de l'ego, de la carrière, du pouvoir etc, toutes problématiques qui éloignent du soin et des patients.

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    3. C'était en effet l'essentiel de mon propos : une administration qui devrait etre au service des soignants et finalement des médecins qui sont au service des rouages administratifs.

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