C'était en stage de CHU, celui où n'avait pas trop trop le droit de prendre nos repos sinon on foutait la misère à sa co-interne préférée et ça, je ne voulais pas. Donc, j'ai commencé la journée à 8h, grosse journée et j'ai enchaîné à 18h30 sur la garde d'étage avec le téléphone dans la poche de la blouse.
A 20h, pendant la contre-visite (oui, les chefs de cliniques aussi avaient une vie de merde), le téléphone sonne :
"C'est la gastro, c'est pour vous dire que l'interne s'en va.
_ Il a bien de la chance.
_ Oui, non mais c'est surtout pour vous dire qu'il attend un résultat.
_ Il ne peut pas rester pour l'attendre ?
_ Bah c'est surtout qu'il l'attend depuis 14h son résultat.
_ Mouais. Mais il ne pouvait pas m'appeler pour m'expliquer ou au moins venir m'en parler ?"
Juste à ce moment, je vois débarquer l'interne de gastro, on interrompt la CV (contre-visite, suivez un peu) pour qu'il m'explique le cas.
"Oui, effectivement, une kaliémie à 6, il vaut la recontrôler, ça vaut mieux. ECG normal ?
_ Oui, ECG normal.
_ T'as pas appelé le labo pour avoir le résultat directement ?
_ Ça répondait pas ou ça sonnait occupé.
_ Comme d'hab. On réessaye, on tombera sûrement sur l'interne de garde au labo."
Effectivement, nous avons eu l'interne du labo qui nous a donné le résultat par téléphone. Nous finissons la CV et là, ça n'a pas arrêté.
Le téléphone a sonné toute la nuit, toutes les 30mn. A peine avais-je le temps de gérer un truc qu'on m'appelait pour autre chose. J'ai mangé à 1h du matin. Pendant le repas, l'infirmière de nuit de gastro me rappelle :
"C'est pour vous donner le résultat de kaliémie de Mme Pruneau.
_ Oui je l'ai déjà, c'est normal." (avec 12h de retard mais passons).
J'arrive enfin à calmer le téléphone pendant 1h d'affilée et je vais dans la chambre de garde à 4h du matin. Si vous ne connaissez pas les chambres de garde, imaginez le pire hôtel où vous ayez dormi, Afrique comprise : il y a des toiles d'araignées aux coins et pas que les coins du plafond, les coins du sol aussi. Le chauffage est ... extrême : soit il y en a et il faut 38° dans la chambre, soit il n'y en a pas et il faut pareil que dehors. En plus, c'est souvent situé à côté du chauffage central de l'hôpital, avec ses turbines, ventilateurs, appareils divers et variés qui font du bruit, toute la nuit forcément.
C'est toujours au fond d'une cave ou au dernier étage, au bout d'un couloir peu éclairé, genre "the Shining" sauf que les internes ne se déplacent pas en tricycle (ça pourrait être sympa). Le lit est un ancien lit de patient qu'ils ont trop honte de garder parce que quand même ça serait pas correct, mais il faut le garder quand même pour faire des économies alors on le met dans la chambre de garde. De toute manière, les internes de nuit ne dorment pas (c'est pas complètement faux).
A 4h15 du matin, j'enlève ma blouse, j'hésite à enlever mes vêtements au cas où on m'appellerai, mais bon, j'ai bien bossé, non stop, je mérite un petit somme. Alors je m'installe tout nu sous les draps (je rappelle qu'il fait une chaleur tropicale en plein hiver) et 15 minute après que j'ai posé ma tête sur l'oreiller, le téléphone sonne :
"C'est pour vous dire que Mme Findevie est décédée en neuro.
_ Ah mince. C'est une surprise ou c'était attendu ?
_ Non, c'était attendu.
_ Bon, donc les papiers sont rédigés, je n'ai plus qu'à les signer.
_ Ah non, rien n'est prêt, il faudra tout faire et appeler la famille. Ah oui ! il faudra retirer son pacemaker aussi."
Je raccroche et je monte en neuro. Il y a plusieurs choses que je ne comprend pas : pourquoi est-ce que la signature du certificat de décès est une urgence qui nécessite sa réalisation dans le quart d'heure ? Pourquoi devrais-je appeler la famille, la réveiller à 5h du matin pour leur annoncer une mauvaise nouvelle ? En plus, je ne connais pas du tout la patiente, je réponds quoi si on me demande de quoi elle est morte ? de vieillesse ?
Je pose toutes ces questions à l'infirmière :
"_ Je ne sais pas mais on a toujours fait comme ça ici.
_ Ok, mais le pacemaker, il faut l'enlever d'accord mais ça peut pas attendre demain ?
_ Bah non ! si l'interne passe une demi-heure à l'enlever, il sera en retard pour faire son boulot dans le service. Et puis, si la famille arrive, on va pas les faire patienter en dehors de la chambre le temps qu'on lui enlève son pacemaker."
Là, elle marque un point. J'ouvre le dossier de la patiente pour savoir de quoi elle est morte. L'observation est rédigée par un externe de 4° année, un bébé doc, comme moi il y a encore quelque temps : autant dire qu'il y a tout et n'importe quoi dans l'observation mais pas ce qui m'intéresse. Elle a tellement d'antécédents que je peux juste dire qu'elle n'est pas décédée de la typhoïde (et encore...).
Je ne sais pas pourquoi elle a été hospitalisée et je ne sais pas ce qui a été décidé et fait depuis qu'elle est entrée. Je ne sais encore moins ce qui a été dit à la famille.
Heureusement, dans le dossier infirmier, il y avait un peu plus d'infos. Je vais voir la patiente dans sa chambre, je confirme le décès (non, elle ne fait pas semblant pour déconner) et je me prépare à enlever le pacemaker. J'enfile mes gants et avant de commencer l'incision, j'ai la tête à 20cm de son visage et je ne me penser qu'à une seule chose : elle sourit. Elle est jolie, comme si elle dormait paisiblement.
J'appelle la famille :
"Excusez-moi de vous réveiller, je suis l'interne de nuit de l'hôpital Machin, vous vouliez être tenu au courant de l'état de santé de Mme Findevie. Vous êtes ?
_ Son fils, je vous écoute. Elle est morte c'est ça ?
_ Oui, je suis monté la voir à 5h du matin, elle était décédée. Elle n'a pas souffert.
_ Bon, merci docteur".
J'ai pas l'impression de le mériter ce "merci docteur". D'une part parce que je ne suis pas encore Docteur, je ne suis qu'interne et la thèse c'est pas gagné (j'en parlerai plus tard). D'autre part parce que je n'ai rien fait pour la dame, rien. J'ai même refait du travail qui avait déjà été fait pour que ça ne serve à rien. Le seul truc d'utile c'était d'avoir vu son visage tranquille pour pouvoir dire avec assurance que son départ s'est passé sans douleur.
Impossible de me rendormir, j'ai commencé mon tour dans le service à 7h du matin et je me suis avancé autant que possible. J'ai réussi à finir tout mon boulot à 14h et comme je n'avais pas d'entrée de prévue cet après-midi (4 la veille quand même, ça devrait suffire) je me suis évaporé du service. Je venais d'enchaîner 30 heures de boulot d'affilée, en ayant dormi 15 minutes, pour être payé le mois prochain 120 euros bruts, soit 4 euros de l'heure, moitié moins que le SMIC. Si c'est pas de l'esclavage, c'est quoi ?
Je ne pensais qu'à une chose : mon lit. Ça m'a fait me souvenir qu'il ne me restait que des vieux draps moches et qu'au bout d'un moment il faudrait peut-être en changer, même s'il n'y avait personne pour les partager ses draps. Je me suis rendu dans un magasin de literie, avec autant de vivacité qu'un zombie, j'ai pris le premier ensemble que j'ai vu pas trop moche, j'ai réglé avec ma carte bleue sans entendre le prix et je me suis dirigé vers chez moi.
Je me souviens précisément que la vendeuse m'a dit : "N'oubliez pas ! il faut les passer une fois en machine à 40° et après seulement vous pourrez les utiliser". Zut, je ne vais pas pouvoir siester dans des draps tout neufs.
En les mettant dans la machine, je me suis dis qu'ils étaient vachement doux quand même ces draps. On dirait de la soie. Non...c'est pas de la soie...euh...combien elle a dit que ça faisait ? je récupère le reçu : 300 euros.
Je regarde l'étiquette : satin.
Trop tard pour les rendre, la machine est déjà en train de tourner. Je me dis qu'il me faudra encore 2 gardes pour pouvoir rentabiliser ces draps et que mes co-internes vont me charrier TRÈS FORT dès qu'elle vont apprendre ça.
:D Ah ben je n'ai jamais fait aussi pire mais n'empêche : je ne signe JAMAIS rien d'important sur mes lendemains de garde...
RépondreSupprimerJe viens de lire votre blog en entier. Merci et continuez avec cette petite pointe d'humour qui rend la lecture agréable, c'est très bien et ça permet au commun des mortels comme moi de mieux comprendre votre métier, et d'apprécier votre travail et votre dévouement au quotidien. Reposez-vous quand même !
RépondreSupprimerMatthieu