jeudi 25 octobre 2018

Epilogue saison 2 : une course de fou 3 - partie 2

Il fait nuit noire. Une couverture nuageuse s'étend sur le firmament. Pas d'étoiles pour me guider. Forcément, je ne vois pas leur couleur, je ne peux pas savoir si le ciel annonce de la pluie ou pas. Il est trop tard pour checker la météo sur mon téléphone. Pfff tu aurais pu le faire avant le départ quand même. On dirait que je fais tout pour me nuire.
Les 2000 pieds qui m'entourent frappent le sol d'une foulée légère mais suffisante pour le faire trembler. La montagne vrombit, les encouragements des supportaires résonnent contre les falaises de basalt. Je suis entouré d'une masse informe de multiples gens, recouvert par le bruit des pas et des cris, et pourtant, au lieu de vivre l'instant présent, de ressentir toutes ces vibrations passer à travers moi comme des ondes gravitationnelles, je me recroqueville, je m'enferme et je me retrouve tout seul dans ma tête.

A chaque fois que je cours, ça me sert de méditation. Je me concentre sur moi, mon état corporel autant que spirituel et je fais le point. Alors, que viens-tu faire ici, ce soir, Georges ? que viens-tu y chercher ? la gloire ?
Oulah non. J'ai refusé la promesse d'un poste de PU-PH, souvent synonyme de gloire. On ne peut pas dire que je coure après une couronne, non. J'ai quitté ce boulot parce que je n'avais plus la satisfaction d'un travail bien fait. Et je viens chercher dans cette course la satisfaction d'accomplir un truc dont je me sens capable mais dont je ne suis pas sûr d'y arriver.

C'est ça, je viens y chercher la foi.

Je n'ai aucune preuve de pouvoir finir cette course en bon état, mais je m'en sens capable. Je n'ai aucune preuve mais je sais que je peux y arriver. J'ai foi en moi. Ce genre de course me donne confiance en moi. Même si j'échoue. Il peux très bien arriver des événements indépendants de ma volonté faisant en sorte que je ne finisse pas la course mais je garde ma dignité.
C'est ça. La vie n'est pas un concours mais ce sont une succession d'obstacles mettant à l'épreuve notre foi en soi. C'est sans doute pour ça que j'ai toujours détesté les compétitions. On ne mesure pas sa foi en soi par rapport aux autres. Chacun se fixe des objectifs différents, chacun à sa mesure. Et le fait d'y arriver ou pas n'est pas une mesure de sa propre valeur. On peut perdre aux yeux des autres et pourtant gagner.

Ça doit être pour ça que j'aime autant Rocky, le premier opus. Spoiler : il perd à la fin. Mais il a mesuré sa dignité à l'aune de lui-même. Il se bat pour lui, contre des obstacles qu'il s'est mis tout seul. Et de ce point de vue là, il a gagné à la fin du match. Il a remporté le combat mené pour sa dignité.

Alors ? ce sont quoi mes auto-obstacles ?

Mon complexe d'infériorité d'abord. Oui, c'est évident que je ne m'estime pas mériter une première place. Elle ne me revient pas parce que je n'ai rien accompli pour ça. C'est faux bien sûr. J'ai travaillé pour avoir ma place en médecine mais vu que j'ai toujours perdu à tous les concours se mesurant à d'autres personnes...je n'ai jamais fini premier d'une course, je n'ai jamais été premier de la classe, c'est logique qu'un victoire me semble inaccessible. Je m'estime comme étant moyen, banal, égal à la moyenne. C'est certainement pour ça que je me suis situé au milieu du peloton.

C'est idiot je vous l'accorde. Au fil du temps, j'ai réussi à surmonter mon complexe d'infériorité pour un autre : celui de l'imposteur. Par la force des choses, j'ai du me rendre compte qu'il y a certaines choses que je réussissais. A commencer par le concours de première année de médecine. Donc oui, je remporte des trophées. Mais le mérite-je vraiment ? pourvu que les autres ne se rendent pas compte que je n'ai pas la valeur requise.
Alors j'ai travaillé, dur, plus dur que tout le monde peut-être, je ne sais pas, je me suis toujours éloigné de mes confrères de peur d'être repéré comme incompétent. Petit à petit, j'ai bien du constater que je n'étais pas plus mauvais qu'un autre, voire parfois même, si j'osais, peut-être davantage compétent ?

A propos des autres, où en suis-je dans ma course ? Nous sommes devenu une chenille incandescente. A flanc de montagne, nos lampes frontales allumées, les premiers sont devant, plus haut et se suivent à la queue-leu-leu. C'est beau. Je suis toujours au milieu ? je me retourne brièvement et estime le nombre de lumières. A vu de pif dans le noir, de dos, en courant, je pense que je me suis fait doubler. Forcément, à force de rêvasser, tu ne te concentres pas sur la course. C'était obligé. Bah, ce n'est pas grave. Économise-toi. Si tu voulais finir dans les premiers, ça aurait été important mais là, tu veux juste finir en bon état. Alors relax et enjoy the ride. De retour à mes réflexions.

Oui, j'ai choisi une spécialité et oui, je me trouve compétent dans mon domaine. Ça a pris du temps mais j'y suis arrivé. J'ai aussi conscience d'avoir perdu en compétences dans d'autres domaines et c'est normal. Mais il m'arrive parfois de perdre cette humilité. Je deviens arrogant et j'ai horreur de ça. Comment est-ce que j'ai pu me laisser aller comme ça à me faire flatter ? parce que j'étais malheureux et perdu. Tout simplement. Ah bon ? c'était aussi simple que ça ? Simple. C'est le maître mot. Il m'a semblé simple de suivre cette voie parce qu'elle était toute tracée, rassurante. J'avais besoin de ça à ce moment, parce que...parce que...peut-être parce que je n'avais plus envie de rien. C'était une façon de se suicider par procuration. De continuer à vivre tout n'en étant plus vraiment vivant. C'est honteux.

Déjà que le suicide peut être une façon de dire "j'abandonne" face à l'adversité, me regarder mourir à petit feu à travers mes propres yeux aurait été d'une lâcheté absolue. Merde ! J'ai décidé volontairement de mettre mon libre arbitre aux oubliettes et de laisser les rênes de ma vie à quelqu'un d'autre. C'est un double abandon ! Oh putain ! comment j'ai bien fait de me sortir de ce puits !

Tiens, à propose de puits, j'ai soif. J'aspire une gorgée de la gourde située dans mon sac à dos, à travers la paille géante proche de mon épaule droite. Où suis-je ? tout le monde ralentit. Ah, premier check point. Quel classement ? 800ième. Ah zut. Bon faut que je m'investisse dans cette course un peu quand même. Ça serait dommage que j'aie fait tout ce chemin pour rien.

Allez Georges ! reprend quelques forces, mange un bout au stand et tu repars d'un bon pas. C'est reparti. Je respire un coup. Déjà 10km, en 2 heures. C'est pas mal. Je me fixe 24h pour finir la course, soit une arrivée estimée à 4h du matin dans la nuit de samedi à dimanche. Pour garder le rythme, il faudrait que je coure en 3 et 4km par heure. Tout à fait faisable étant donné que je cours sur du plat à 12km par heure et 6km/h en montées. Oui mais, sur de plus courtes périodes. Oh c'est bon ! ne te décourage pas ! ce n'est que le début. Persévère !

C'est comme mes études. Ça a été davantage de la persévérance que de la performance. La moitié du temps je n'avais pas envie d'y être et l'autre je ne savais pas ce que j'y foutais. Non, c'est très exagéré. C'est vrai que j'ai pu ne pas me sentir à ma place à certains moments. Mais j'ai croisé sur la route des gens formidables qui m'ont aidé, remotivé, stimulé. Qui ont vu en moi un potentiel et m'ont aidé à ne pas lâcher l'affaire même si j'avais l'air d'un gros mauvais.
A mon crédit, je bosse dur. J'ai souvent été à côté de la plaque, mais j'ai toujours rattrapé mon retard de connaissance par le travail acharné.
Au final, j'ai connu de bon moments. J'ai pu aider certaines personnes en retour sur leur propre chemin. J'ai accompagné des patients, soulagé des douleurs, relâché des angoisses, parfois juste écouté et posé des mains. J'ai fait de beaux diagnostiques et ai pu aider à guérir. Ça valait le coup.

J'ai toujours détesté la phrase "rien n'arrive par hasard". C'est très con. C'est un argument "post hoc ergo propter hoc". Ce n'est qu'après que les événements de sa vie se soient passés qu'on peut se pencher dessus et dérouler le film avec le recul nécessaire. Il est alors facile d'interpréter nos choix à la lumière de tout ce qu'il avait avant et après puisqu'on se situe à postériori de tout cela. Mais ça efface les arguments au moment de la prise de décision et ça occulte le fait qu'au moment où on prend une décision, personne n'en connait les conséquences.

C'est après, 3, 4 ou 5 "élément déclencheur - décision - conséquence" et ainsi de suite qu'on peut dire "Ah oui, mais alors ma première décision a eu pour conséquence de me retrouver ici aujourd'hui". Non, ça n'a rien à voir. C'est comme dire "Si les événements s'étaient passés différemment, les choses actuelles ne seraient pas pareil". Euh...oui, c'est même très probable.
Non, ça n'a aucun sens que j'en ai chié hier "parce que" je suis devenu un bon médecin aujourd'hui. Ça a juste été chiant pendant et j'ai eu la présence d'esprit de persévérer. Oui, donc je dois mon diplôme plus à de l'entêtement qu'à de la réussite. J'étais encore sur les bancs de la fac au bout de 12 ans alors ils m'ont filé mon doctorat en remerciement de mon acte de présence. Non, je viens de dire que j'ai beaucoup travaillé. Oulala ! si je n'arrive plus à suivre le fil de mes propres pensées, c'est que je dois être en hypoglycémie.

Où en suis-je ? Deuxième check point, toujours 800ième. Je mange un coup et je repars en trottinant puis en marchant. Nous arrivons à un petit chemin de montagne, large comme un seul pied. Impossible de doubler. Nous nous suivons à la que-leu-leu en marchant, impossible d'aller plus vite.

Du coup, tout le monde tape la discut. On s'encourage, se félicite, ça fait combien de temps que tu coures ? Ah super ! félicitations ! Allez on ne lâche rien les gars, et les filles aussi ! Je ne vois pas le temps passer. Le soleil est en train de se lever. L'aurore éclaire les nuages en train de se dissiper de reflets d'or mêlés d'argent. A travers les nuées perce un ciel d'azur prometteur.

Arrivés en haut de la crête de montagne, le chemin s'élargit, tout le monde double tout le monde dès qu'il en a la possibilité. On dirait un lâché de lapins dans un pré. Un joyeux bordel. Puis tout le monde reprend son petit rythme de course, chacun espacé de quelques enjambées de son prédécesseur et de son successeur. La redescente est presque aussi raide mais le chemin moins casse-gueule. Un peu plus bas, ça devient une véritable route de terre à travers les bois. Ça sent la rosée. Je me sens bien.

Troisième check-point. 700°. Il a du y avoir quelques abandons devant moi. Il ne me semblait pas avoir doublé beaucoup de gens. 25km, plus d'un quart du chemin a été parcouru. Il est 10h du matin. Je suis parfaitement dans le timing que je m'étais fixé.

Maintenant que nous sommes descendus dans la vallée, il faut remonter. Nous sommes sur le flanc exposé aux rayons du soleil. Je me sens me faire réchauffer depuis mes os jusqu'à ma peau, comme si j'étais une carafe et qu'on me remplissait d'une eau claire, limpide, lumineuse, scintillante et douce.
Je me sens à ma place, exactement là où j'ai envie d'être et ça faisait longtemps que je n'avais pas ressenti ça.

Je ne me suis jamais senti à ma place, ni à la fac, ni à l'hôpital. Pour différentes raisons. A la fac de médecine à cause de mon syndrome de l'imposteur, au CHU à cause des injonctions contradictoires. Prenez le temps avec les patients mais vite. Traitez-les avec humanité mais ne perdez pas de vue les statistiques de remplissage des lits. Les patients sont des individus mais ils doivent rapporter de l'argent à la structure de soin. Beurk. Non, vraiment, j'ai bien fait de me barrer. Au cas où j'en doutais encore. Je ne pensais pas que l'idée d'être au chômage me réjouirait autant et pourtant.

En 15 ans dans le monde médical, pendant mon externat, je suis parti en Afrique pour donner une dernière chance à mes études, si ça ne me plaisait pas, je démissionnais. Puis 1 an avant la fin de mes études, j'ai commis le luxe de prendre une année sabbatique pour quitter la vie d'interne qui était en train de me tuer à petit feu. Et là, ça y est, mes études sont finies, ma thèse est passée, je viens de passer un an d'assistanat et je démissionne à nouveau.

Je me lance dans l'à peu près inconnu, sans filet, mais je n'ai pas peur. Pas parce que là d'où je viens, c'est pire. Mais parce que j'ai foi en moi. Je sais que là vers où je me dirige, je serai heureux. Et ça me suffit. Je ne dis pas que ce sera facile mais au moins j'aurai une certaine maitrise des événements.

C'est sans doute ça la clé. J'ai cédé à la facilité dans mon travail en acceptant la promesse d'un service et d'un titre de Professeur. Pas par facilité professionnelle (c'est dur d'être professeur quand même, faut pas déconner) mais facilité émotionnelle. Je n'avais plus envie de prendre de décision. Un peu comme dans "la nausée" de JP Sartre. Le personnage principal a la gerbe à chaque fois qu'il doit prendre une décision dans sa vie, il en suit qu'il n'en prend aucune et laisse la vie le porter. C'est plus facile pour lui comme ça.

Hey ! mais ça doit être pour ça que je me suis laissé embarquer dans une relation à sens unique avec Emilie ! Parce que bon, posé sur le papier, à froid, je m'étais accroché à l'idée qu'elle pouvait éventuellement être amoureuse de moi alors que je n'ai jamais eu d'éléments clairs sur lesquels me baser. J'ai juste interprété chacune de ses réactions comme une tentative de me dire des choses sans les affirmer. Alors qu'en fait, non. C'est juste moi qui ai suivi un mirage. Pourquoi ? par facilité ! je viens de vous le dire, suivez-un peu.
Il est plus facile de suivre aveuglément quelqu'un qui mène la danse de la séduction (même si en l'occurrence il n'y en avait pas de sa part) plutôt que de se saisir de son destin amoureux. Parce que ça comporte des risques, des inconnues. On risque se tromper et se faire mal, mais c'est le jeu. Et j'ai renoncé à ça ! Bordel, je devais vraiment être malheureux ou perdu pour refuser de tenir le gouvernail de mon cœur sur les eaux tumultueuses de l'amour. Ça a l'air tellement plus intéressant raconté comme ça.

"Journal de bord du capitaine de mon cœur. Nous approchons d'une ile touffue habitée de naïades étranges dont nous allons faire la connaissance."

Je me marre tout seul en grimpant la montagne. Il me semble avoir parlé tout haut. J'espère que les autres coureurs sont loin. Oui, ça a l'air. Je n'ai croisé personne depuis un moment. A moins que si, mais je suis tellement perdu dans mes réflexions que je ne vois presque pas ce qui se passe autour de nous.

Et pourtant, c'est grandiose.

Je viens d'arriver au col. Je me retourne et d'un regard, j'embrasse presque la moitié de l'ile. Je contemple toute cette immensité baignée de lumière...euh non, pardon, tout le chemin parcouru et un sentiment de fierté m'envahit, suivi immédiatement d'humilité dans cet immense paysage. Il y a aussi de la satisfaction, du contentement, de la paix; pas de condescendance ni de honte sur mes erreurs passées mais au contraire de la gratitude car elles m'ont menées jusqu'ici.

J'adresse une prosternation envers mon parcours et je m'engage dans un cirque.

Oui alors, forcément, raconté comme ça, oui, ça peut faire rire. Mais non. Je ne vais pas m'accrocher un nez rouge. Je descends dans un cirque de montagne, une vallée circulaire entourée de remparts hauts d'un demi kilomètre, sans aucune route. Uniquement des chemins pédestres. Ça veut dire que si je me casse une jambe c'est hélicoptère direct, pas d'ambulance. Ça veut aussi dire que je vais passer les 30 prochains kilomètres isolé du monde et que ce n'est pas le moment d'abandonner. Il n'y a pas de demi-tour. Soit je traverse le cirque de bout en bout vers la sortie, soit j'y reste coincé.

La perspective de devenir ermite au milieu des montagnes ne me contrarie pas spécialement mais elle n'est pas prévue dans mes plans. Je m'enfonce donc dans le cercle de pierre et de verdure pour descendre progressivement 1000m de dénivelé et remonter 1000m raides à la sortie. Le chemin le plus difficile que je connaisse. C'était là dessus que je m'étais cassé les poumons lors de ma première course.

Tu es prêt Georges ? Oui. Plus que jamais. Sans hésiter.

4ième check point. 400ième. Pardon ? vous êtes sûr ? J'aurais remonté de 300 places dans mon classement ? oh la vache ! je ne pensais pas que c'était possible. J'ai doublé autant de gens que ça ? ou alors il y a eu une flopée d'abandons. Je demande aux organisateurs. Non non, très peu d'abandons. Une cinquantaine tout au plus. En même temps nous ne sommes qu'à la moitié de la course. Il est 16h. J'ai fait 45km. J'hallucine un tout petit peu des progrès que j'ai fait en si peu de temps.

Allez hop hop, ce n'est plus le temps de s’appesantir. Le soleil se couche dans 2 ou 3 heures et il te reste un gros morceau à franchir.

Je suis dans l'ombre de la montagne et des fougères arborescentes. Et comme j'ai bien transpiré au soleil, mon haut est trempé malgré la technologie d'évaporation accélérée et je commence à avoir un peu froid. Pas suffisamment pour mettre une couche supplémentaire cependant. Allez Georges, active toi, réchauffe-toi. Trouve le volcan qui est en toi.

C'est vrai ça. Qu'est-ce que j'ai en moi ? quel est la chaleur qui m'anime ?

Première chose qui m'assaille : qu'est-ce qui me meut ? évidemment je pense à une vache. Donc oui, ce qui me réchauffe le cœur, c'est de rire, me faire plaisir, me marrer, autant que possible. Je n'envisage pas ma vie sans humour.
Quoi d'autre ? manger. J'adore manger. Je veux une cuisine dans ma future maison.
Encore ? oui, faire du sport. Pas pour pavaner avec mes abdos mais pour moi, pour mon équilibre. Je vois bien en ce moment même que le sport remplace aisément une psychanalyse, des antidépresseurs et une séance de méditation. Trois en un.
Et avec ceci ? être libre et heureux.

Franchement, je pense être en train d'emprunter la bonne voie. Je pense avoir fait les bons choix dernièrement. Oui mais...

A la fin de "Into the wild" (attention spoiler alert) le personnage principal écrit "l'amour ne vaut que s'il est partagé". A quoi ça sert que je sois heureux tout seul avec ma future cuisine et des fessiers en béton ? C'est déjà pas mal, non ?
Non. Je me connais. Oui, je sais qu'un (ou une) autre n'est pas là pour combler ses lacunes et qu'il faut avant tout se construire soi pour aider l'autre à se construire et...bah non. Mon raisonnement tombe à plat. Si le fait d'être heureux permet à d'autres d'aider à se construire, ça veut forcément dire par ce biais là que les autres me construisent en retour, donc que je ne suis pas autosuffisant.

J'ai envie d'avoir quelqu'un dans ma vie, qui à la fois m'aime comme je suis et qui m'aide à me construire, à devenir davantage que ce que je suis en cet instant. Et j'aimerais que la réciproque soit valable pour cette autre personne qui partagerait ma vie.

Ah, et alors tu vois ça comment, la croissance conjointe de deux individus ? J'imagine que si tout roule, tu n'apprends pas grand chose. Enfin si, tu apprends à connaître l'autre, son histoire, ses sentiments...mais je pense que ce n'est qu'à travers les difficultés que tu grandis réellement. Du coup, grandir à deux, ça veut dire traverser des épreuves ensemble.

Ah super. Tu as envie de te mettre en couple avec une personne et tu lui proposes quoi ? d'en chier ?! super ton programme.

Oui mais non. Ce n'est pas comme ça qu'il faut voir les choses. Je veux dire, bien sûr que je préfère les bons moments, évidemment. Mais si je dois traverser des épreuves dans la vie, je préfère le faire accompagné d'une personne avec qui je pourrais me marrer, manger, picoler, parler, philosopher, courir...bref, une amie.

Aaaah ! (de soulagement) Nous arrivons quelque part après toutes ces réflexions.

Ah! (le constat)

Et merde.

Ça y est ? t'as compris ? il t'a fallu 14 heures à te peler dans la montagne, à transpirer et te niquer les pieds pour réaliser qu'il y avait un trésor à ton point de départ. Bravo ! ce n'est pas l'Alchimiste, c'est l'usine à gaz !

Mais putain que j'ai été con !!! j'étais trop obnubilé par mes histoires de cœur et de cul que je n'ai pas vu qu'une histoire d'amour était en train de se tisser sous mon nez.

Euh...amour ? tu en es sûr ? c'est de ça qu'on parle ? je n'en sais rien moi ! Non, mais non ! je ne suis pas amoureux, ce n'est pas possible. Tout ce que je constate c'est que si je dois traverser le reste de ma vie seul, ça serait d'une tristesse sans fond et que si je devais choisir une partenaire pour parcourir l'existence, je ne voudrais envisager personne d'autre que Lola.

Est-ce que ça veut dire que je l'aime ? est-ce qu'il n'est pas un peu trop tôt pour le dire ? Si, carrément. Et puis, mon cerveau vient de me souffler que si l'amour n'est pas réciproque, ce n'est même pas la peine de se faire chier.

Mais alors, après toutes mes heures de cogitations et toutes les réponses que j'ai pu trouver à ma vie, mon univers et le reste, c'est une nouvelle question : est-ce qu'elle m'aime ?

Non pas que de la réponse va dépendre mes sentiments. Non. Je ne souhaite passer ma vie avec nulle autre qu'elle. C'est un fait établi. J'ai mis suffisamment longtemps à pondre cet état de fait, je ne vais pas le bousculer d'un revers de la main. Non. Mais de la réponse va dépendre un comportement de ma part. Si la réponse est oui, c'est le bonheur. Si la réponse est non, je n'ai qu'à fouiller dans le reste du monde pour y trouver une autre perle rare, même si ça doit me prendre 30 ans de plus.

Sauf que les humains ne sont pas des ordinateurs, la réponse peut tout aussi bien être "ni oui ni non". Toi même, tu dis que tu ne sais pas si tu es amoureux d'elle, parce que ... ? Euh...et bien...parce que...bien sûr...c'est que...Quand mon cerveau aura fini de chercher une excuse bidon à moi-même, on pourra peut-être reprendre le débat, non ?
Je résume : tu passes tout ton temps libre avec elle. Quand tu n'es pas avec elle, elle te manque. Quand tu es avec elle, tu es heureux et plus rien n'existe en dehors de sa proximité. Ne cherche pas, tu es amoureux, un point c'est tout.
Mais je croyais qu'on était juste amis ! et ni l'un ni l'autre n'avons envie que ça n'aille plus loin.
C'est trop tard, c'est déjà fait. En tout cas pour toi. Pour elle...

C'est vrai ça ! elle aussi, elle semble heureuse à mon contact. Moi aussi je lui manque quand je ne suis pas près d'elle. Et visiblement, même quand on discute jusqu'au petit matin, elle aurait pu avoir mille occasions de me mettre à la porte si elle le souhaitait. Si ce n'est pas le cas, c'est bien qu'elle apprécie ma compagnie et qu'elle voudrait qu'elle dure encore et encore, non ?

Oulah ! c'est le tourbillon dans ma tête. Je m'arrête brièvement, m'appuie contre un arbre et reprends mon souffle. J'ai des vertiges, j'ai froid, j'ai faim. Je ne sais pas l'heure qu'il est, je suis perdu. Heureusement, le chemin est balisé, je n'ai qu'à continuer tout droit et je trouverai bien. En effet, peu de temps après, je me retrouve face au check-point de sortie du cirque.

Il est 20h. 350°. Oh purée ! je ne me sens pas du tout fatigué, par contre, j'ai très faim. Il y a un stand avec une grosse marmite réservée aux coureurs et au staff, des bancs, des tables, de l'eau. Je me pose un peu et je redémarre. On me sert une grosse assiette de riz avec des saucisses et des lentilles. Si je mange tout ça je ne vais jamais me relever mais je commence à sentir mes réserves s'amenuiser.

Faisons le point.

Je suis parti 1000°, j'ai remonté 650 places, parcouru 65km en 16h soit à la louche 4km/h en moyenne, pile mon objectif. Il me reste 8h pour parcourir 30km environ, c'est à dire garder le même rythme à peu de chose près. Je me sens à peine fatigué et pourtant je n'ai presque pas dormi la nuit dernière. Je pourrais très bien m'arrêter ici, avec honneur, sans rougir de ma performance. Je n'ai rien à prouver à personne. Je peux aussi tenter de continuer, braver la fatigue et l'obscurité (la nuit est tombée) pour arriver au bout de cette course, chose que j'ai déjà faite par le passé. Encore une fois, je n'ai rien à prouver à personne à part moi-même. Suis-je capable de le faire ? oui. Est-ce que je me sens capable de le faire maintenant ? oui.

Allez, c'est parti. Je me lève de mon banc, finis mon verre, range mes couverts, jette mon assiette, renfile mon sac à dos et c'est parti. J'ai déjà fait les deux tiers. Il ne me reste que la moitié de ce que j'ai déjà couru.

En trottinant vers le nord de l'ile, vers ma destination, il me semble avoir oublié un truc. Je fouille dans mes poches, non, tout y est. Je tâte ma gourde par le bas du sac, oui, elle est pleine. Je n'ai pas ouvert mon sac, donc rien n'a pu en sortir. Ma lampe frontale peut-être ? non, elle est déjà sur ma tête, je l'allume d'ailleurs. Mais qu'est-ce que j'ai bien pu oublier ? allez, il faut que j'arrête de me perdre dans mes pensées, que je me concentre pour finir ma course. Il faut surtout que je fasse gaffe où je mets les pieds, nous sommes à côté d'un ruisseau et il y a de l'eau, là.

De l'eau, là.

Oh bordel. Lola !

Mais pourquoi je repense à elle maintenant ! Sérieusement ! il faut que ce soit maintenant ? Faut-il vraiment que je sache ce qu'elle éprouve pour moi tout de suite ?

Oui.

Je m'arrête. Ce n'est plus mon cerveau qui a parlé. Ça venait de plus profond. C'est Moi. Mon Moi tout entier, et pas seulement mon esprit. Il s'agit de toutes les pièces du puzzle qui me constitue, qui se sont assemblées et unies en une seule voix. Ferme. Il n'y a plus de contre-argumentation possible.

C'est pour cela que Je cours. Georges n'est pas un amas de muscles et d'esprit maitrisant son corps. Qu'est-ce que 30 petit kilomètres vont apporter à ta légende personnelle ? l'histoire que Je vais conter aux anges quand je ne serai plus, quand Ils pèseront mon cœur pour savoir s'il est aussi léger qu'une plume.
Georges est un Tout, qui court après son bonheur, indissociable du bonheur de son entourage. Il y a une femme qui rend Georges heureux. Georges veut la rendre heureuse à son tour. Elle est là, la gloire.


Je tremble de tout mon être. Je me remets petit à petit de mes émotions et j'avance. J'ai le besoin impérieux de la voir le plus vite possible. Mes pieds me semblent léger, mes cuisses agiles, je bondis sur les pierres du bord du ruisseau vers ma destination. Si je garde le même rythme, j'arriverai à 4h du matin dans le nord de l'ile. Puis, il faudra que je retraverse toute l'ile en bus. Sachant qu'ils ne partiront pas avant 6h du matin, je ne serai pas arrivé chez Lola avant...au moins 7h du matin. C'est à dire dans 11h. Ce délai me semble intolérable.

Non, c'est couillon, je suis en plein milieu de l'ile, je ne vais pas la traverser dans un sens pour la retraverser dans l'autre, il doit bien y avoir un moyen plus logique, zut !

Juste après le ruisseau indiquant la sortie du cirque, le chemin bifurque. A droite, les escaliers de 1000m de haut, direction le nord et la fin de la course. A gauche, le centre médical. Il y a de nombreux coureurs bandés, aux chevilles, aux genoux, même un à la tête. J'imagine que pour les blessés plus graves, ils ont prévu un rapatriement par ambulance ? bingo ! elle était cachée derrière les tentes. Je me dirige vers le chauffeur.

"Bonjour, vous êtes arrivé comment ?
_ Par la route, là, qui longe la rivière.
_ Ah génial ! et elle mène où cette route ?
_ Au port, vous ne pouvez pas le rater, c'est toujours tout droit.
_ Merci. Et au port, vous savez s'il y aura des bus ?
_ Oui bien sûr ! avec tous ces coureurs, les curieux viennent de toute l'ile. Les autorités ont ouvert les navettes entre les différentes villes et étendu l'heure de fermeture jusqu'à 22h30.
_ Super ! et là tout de suite, il est quelle heure s'il vous plait ?
_ 20h30.
_ Merci. Il est à combien de kilomètres le port ?
_ 8km pile.
_ Merci beaucoup !"

C'est parti. 8km en 2h, c'est tout à fait dans mes cordes. Par contre, il faut que je prenne en considération que la gare des bus n'est peut-être pas tout pile à l'entrée de la ville par là d'où je viens. Il va falloir chercher. Disons 30mn. Ok, j'ai 1h30 pour faire 8km. Sur du plat, ça devrait aller. Ah, et puis, il faudra le temps de sortir mon argent de mon sac à dos, sachant qu'il est bien planqué tout au fond. Ok, j'accélère le pas.
Ah, non nonobstant le temps de trajet entre le port (à l'ouest) et le sud de l'ile. Mettons, 30 à 45mn. Donc, je ne suis pas arrivé chez elle avant 23h, si tant est que j'attrape le dernier bus et qu'elle ne soit pas partie se coucher. Mouais, autant l'appeler directement et la prévenir que j'arrive.

Et je vais lui dire quoi ? que je me suis fait une entorse et que je rentre plus tôt ? super, commencer la relation avec la future femme de ta vie par un mensonge. Top classe !
Non, je suis obligé de lui dire la vérité. Quelle vérité ? que je suis sûr d'être amoureux d'elle, que je ne suis pas certain de ses sentiments et que, dans le doute, je préférais passer pour en avoir le cœur net, c'est à peu près ça ?
Ah oui, forcément, présenté comme ça...

Je pourrais lui réciter la tirade de Romain Duris à la fin de l'Arnacoeur, je la connais en entier. Non, c'est nul, je vais me sentir comme un moins que rien. Bah tiens, je n'ai qu'à commencer par là, lui faire l'inventaire de tous mes défauts comme à la fin de "Certains l'aiment chaud". C'est parfait !
Voilà Lola, je fais parti de la caste des connards de médecins, donc j'ai tendance à être très imbu de moi-même. En parallèle, j'ai un complexe de l'imposteur donc je doute de moi en permanence. Cela veut dire qu'à la fois je m'adore et je me déteste. Si j'arrive autant à faire le grand écart avec mes émotions, au moins, ça traduit une certaine souplesse et si toi aussi tu arrives à faire le grand écart entre le fait d’abhorrer ma profession et de m'aimer en tant qu'individu, et bien, on pourrait peut-être se rejoindre au milieu.
Ah oui, grandiose. Et il y a quoi au milieu de deux grands écarts ? deux trous du culs.

Il faut que je trouve autre chose. L'heure tourne. Je cours aussi vite que possible, plus rapide que tout ce que j'ai couru dans les 17 précédentes heures. Je cours à travers le monde après mon destin comme un ... Ah oui, je comprends mieux. Oh non, je ne peux pas lui citer du Dirty Dancing, quand même. Et je ne peux certainement pas l'appeler "bébé". Non, pitié !

Allez ! il faut que je trouve quelque chose. Il n'y a pas un film où les deux protagonistes sont amis et tombent amoureux ? si forcément, mais rien ne me vient à l'esprit. Sauf une chanson évidemment. "Something stupid like I love you", fort à propos je trouve. Je la choisis comme soundtrack de mes derniers kilomètres vers mon carrosse. Oui, je suis en train de faire le truc le plus stupide que je n'ai jamais fait. J'abandonne une course à laquelle je me prépare depuis plus d'un an pour aller vers une femme que je pense aimer, peut-être, je ne sais pas, mais dont l'attraction est tellement forte que je ne supporterais pas de ne pas passer le reste de mes jours à ses côtés, sauf que je ne sais pas ce qu'elle ressent et je ne sais absolument pas comment le lui annoncer.

J'arrive enfin à la gare des bus, je monte, je redescends, je demande bien au chauffeur s'il va bien dans le sud de l'ile, m'impatiente, revérifie le numéro du bus, l'horaire de départ sur l'affichage, peste contre la lenteur du temps qui passe, me précipite dans le bus au moment où le chauffeur allume le moteur, me cale dans mon siège et j'attends, encore, que le moteur soit bien chaud et que nous ayons bien attendu tout éventuel retardataire, aucun bien sûr, mais DÉPÊCHE-TOI D'AVANCER CONNARD !!!

Ouf, heureusement ce n'était que dans ma tête. La demi-heure de trajet va être longue. Je suis éreinté, je ne sais pas si je vais pouvoir remarcher un jour. Il est hors de question de dormir, je suis surexcité, je palpite autant que lors de mes ascensions montagnardes. Ah merde, je ne me suis pas étiré, zut !

Arrivé à la gare du sud, il faut encore que j'aille chez elle. En courant tiens, pour changer. A ce rythme là, j'aurais eu plus vite fait d'apprendre à voler.

Je vois sa maison.

Je sonne à la porte.

Je ne sais pas pourquoi j'angoisse, il ne peut rien se passer de mal. Au pire, elle me dit que j'ai sans doute pété un plomb au milieu de tous ces fous.

Elle ouvre la porte, sa  tenue consiste en un pyjama d'une pièce à l'effigie d'un panda.
"_ Hey ! salut Georges ! tu as déjà fini ? wow, tu as fait super vite !

J'ai eu beau chercher, travailler, ressasser, me creuser la tête en quête d'une tirade digne de Cyrano mais encore mieux, je n'ai rien trouvé.

_ Il faut que je te dise un truc. C'est important, avouai-je avec peine.

Putain je stresse à mort, je transpire davantage que tout à l'heure en plein cagnard, il me semble que c'était dans une autre vie tellement ça me semble loin. C'est pire que pour ma soutenance de thèse.

_ Bah, dit-elle surprise. Tu aurais pu m'appeler, dit-elle innocemment.

Oh putain que je suis con !!! mais bien sûr que j'aurais pu l'appeler ! j'étais tellement obnubilé par le fait de lui dire mon discours en face que j'ai occulté cette possibilité. A tel point que je cherchais l'inspiration avec téléphone pendant le trajet en bus. Il est même encore dans ma main gauche. Je le sors de ma poche, le regarde bêtement, elle aussi, je le range.

_ Non, ce sont des choses qui se disent en face.
_ Qu'est-ce qui se passe, tu me fais peur.
_ Moi aussi, je me fais peur.
_ Hein !? je ne comprends rien, ça commence à me stresser. C'est grave ?
_ Je ne sais pas si c'est grave ou pas, mais ça peut avoir un impact profond sur ma vie en tout cas.
_ Qu'est-ce qui se passe, tu as un cancer ?
_ Non.
_ Quoi alors ?
_ Lola. Je n'ai jamais rencontré quelqu'un comme toi, qui me fasse autant me sentir vivant.
_ C'est vrai ? Oh, c'est gentil, merci. Moi aussi j'aime beaucoup ta compagnie.
_ Justement. J'aimerais que ça dure.
_ Ok, je pense qu'on s'entend effectivement super bien et nous allons tout faire pour que notre amitié dure.
_ Non, mais tu le fais exprès ou bien ? nous passons tout notre temps libre ensemble, à rire, manger, lire, regarder des films l'un contre l'autre. Nous ne pouvons pas nous empêcher de nous chambrer et de garder un contact physique ou oculaire en permanence. Je suis venu te voir pour savoir s'il n'y a que moi qui le vois ou si toi aussi.
Je la vois blêmir discrètement et rougir vivement.
_ Voir quoi ?
_ Lola. Nous sommes amoureux. Maintenant que je peux te voir dans les yeux, je le sais.
Elle rougit davantage, cette fois jusqu'à la pointe des oreilles.
_ Mais non...non, ce n'est pas possible enfin. Regarde nous, regarde toi ! un médecin ! moi une infirmière ! non, encore non. Re non. C'est trop cliché.
_ Ton seul contre-argument c'est que ça ferait trop cliché ?
_ Oui enfin non...et puis aussi...tu es mon meilleur pote et...
_ Et ?
_ Et puis non, ça me tombe comme ça, sur le coin de la gueule alors que je n'ai pas demandé à être amoureuse !
_ Ah donc, je n'ai pas rêvé ! c'est bien réciproque !
_ Oui mais non. Il ne faut pas !
_ Je ne comprends pas, tu es amoureuse de moi et moi de toi et pourtant, il ne faudrait pas qu'on soit ensemble ?
_ De base, nous passons tout notre temps ensemble, donc oui, on est ensemble, depuis longtemps, mais non, nous ne sommes pas un couple.
_ Plait-il ?
_ Bah oui, il me font gerber tous ces couples à se donner la béquée à table, à s'habiller pareil, à ...
_ A finir les phrases de l'autre ?
_ Précisément ! voilà pourquoi nous ne sommes pas un couple !
_ Si je résume : nous adorons tous les deux passer du temps l'un avec l'autre, nous pourrions continuer comme ça éternellement, mais on ne sera jamais un couple parce que c'est trop cliché et parce que nous sommes déjà potes ?
_ C'est ça !
_ Mais tu viens d'avouer que tu étais amoureuse et moi aussi.
_ Euh...je crois.
_ Que nous avons toutes les caractéristiques d'un couple mais tu ne veux pas y accoler cette étiquette. Je me trompe ?
_ Non, tu as bien résumé les choses.
_ Qu'est-ce qui te fait peur dans ce mot "couple" ?
_ Je n'ai pas envie d'être le même genre de couple que j'étais précédemment avec mon ex-mari. Je n'ai pas envie de ressembler aux autres couples qui me débectent. J'ai peur que ça foire entre nous, j'ai peur que nous ne nous supportions plus et que nous restions ensemble par obligation.
_ Ok, alors essayes-moi !
_ Pardon ?
_ Je te propose une période d'essai, sans obligation d'achat. Tu vois si je te convenir en tant que...je ne sais quoi utiliser comme mot sans faire référence à "couple". Partenaire ? non. Compagnon ? non. Euh...
_ Truc. Tu seras mon truc. Voilà. Je t'essayes en tant que truc pour voir si tu me conviens et si ça ne marche pas, nous pouvons revenir à l'état antérieur, sans faire de mal à personne, sans contrainte.
_ Ça ne risque pas gâcher notre amitié ?
_ Je pense que nous somme suffisamment intelligents pour que ça n'arrive pas. Non ?
_ Tu es trop précieuse pour moi pour faire quoi que ce soit qui pourrait nuire à notre complicité. Les termes du contrat me satisfont.
_ Ok, alors ce que je te propose, c'est que tu rentres, hein, que tu t'asseyes, que nous prenions une bière et puis qu'on voit ensemble jusqu'où nous pouvons aller sans être un couple. Ça te convient ?
_ Parfaitement. Il n'y a qu'avec toi que j'ai envie d'être ensemble sans être en couple.
_ Allez entre, mais d'abord ...
_ Oui ?
_ D'abord une bonne douche, parce que je ne veux pas de vexer, hein, j'adore le Roi Lion, mais là, franchement, tu sens le phacochère."




The End









Il y a maintenant 7 ans, j'ai commencé ce blog par le mot "yaourt", je suis très fier de le finir par "phacochère".

Le point sur le yaourt :
Après dégustation du blog à zéro pourcents, que puis-je dire ?
La personne qui a inspiré 95% du personnage de Lola est devenu ma femme. J'ai gagné notre pari. J'ai réussi à la faire vomir en premier : nous avons de beaux enfants et je la remercie chaque jour de partager ma vie.

Le point sur le phacochère :
La personne qui a inspiré 95% du personnage de Georges est votre narrateur. J'ai bien ouvert un cabinet libéral et j'en suis très heureux.
Je n'ai pas relaté 95% des choses qui nous sont arrivées depuis, la réalité est parfois trop incroyable pour être racontée de façon crédible.

La scène de fin de "Some like it hot", en VO, c'est mieux, ici : https://www.youtube.com/watch?v=qWS2NVX6VP0 et en français : https://www.youtube.com/watch?v=eyZEuL4anQI

Il y aurait encore tellement de choses à relater, mais bon, personne n'est parfait. A bientôt chers lecteurs.

lundi 15 octobre 2018

Epilogue saison 2 : une course de fou 3 - partie 1

Dimanche.

Avec mes courbatures, je me souviens de l'ascension de la veille, de ma nouvelle confiance en moi, durement retrouvée au prix de douleurs morales infligées à moi-même et à mon entourage. D'ailleurs, il est temps. J'appelle Lola.

"_Ouais ! répondit-elle d'un ton ferme.
Au moins elle a décroché, c'est bon signe.
_ Salut Lola, je voulais m'excuser pour mon comportement de ces derniers temps. J'ai été un parfait connard, tu as essayé de me prévenir et je ne t'ai pas écouté. Je te demande humblement de me pardonner.
Je l'entends ronchonner intérieurement à travers le téléphone.
_ Mouais. C'est vrai, tu t'es comporté comme un connard. Et donc ?
_ J'ai bien réfléchi et je pense que je vais démissionner.
_ Oh bordel ! Ah oui, plutôt radicale comme décision. Mais n'est-ce pas un peu hâtif ?
Je tente un jeu de mot.
_ C'est toi qui est du-bite-hâtive.
J'attends sa réaction. 
_ Tu sais, quand il y a "bite" et "hâtif" dans le même mot, ça ne présage rien de bien folichon.
_ C'est bien vrai ça. Tu m'autorises à passer pour qu'on en discute ?
_ Oui, mais ça ne veut pas dire que je te pardonne complètement, hein ! Ne vas pas te faire des idées."

J'arrive chez elle avec un bouquet de tulipes. C'est la moindre des choses. Il parait qu'elles symbolisent le pardon. Je toque à la porte, elle vient ouvrir mais reste en arrière du pas de la porte, à une certaine distance de sécurité ou de froideur, elle garde une main sur la porte et me jauge. J'espère qu'elle sent toute la sincérité qu'il y a au fond de mes yeux. Son regard est si perçant qu'elle a du réussir à lire mon cœur, ma rate, mon foie...tous mes viscères.

"_ Bon ok, excuses acceptées.
_ Tu sais que je ne peux pas te mentir.
_ Me décevoir oui, me mentir non. Et puis t'as pas intérêt !
_ Promis, je ne te décevrai plus jamais.
_ Je l'espère. Elles sont belles tes fleurs, merci.
_ En gage de ma bonne foi.
_ Allez viens, on va en parler.
Elle attrape un sac à main grand format et deux paréos.
_ Euh...si tu as l'intention d'aller à la plage, je n'ai pas de maillot de bain.
_ Je te rappelle que je suis infirmière, que j'ai fais des centaines de toilettes à des hommes et que ce n'est pas la vue d'une kèkète supplémentaire qui va me faire peur.
_ A toi peut-être, mais les autres, ils n'ont rien demandé et je n'ai pas forcément envie de me mettre à poil.
_ Ah c'est bon, t'as qu'à rester en pantalon sur la plage. Ça va détonner un peu mais ce n'est pas grave.
_ Oui, tu as raison après tout.
_ J'ai toujours raison. Attends un peu.
Elle retourne dans la cuisine, saisit une bouillotte, la remplit de glace, de feuilles de menthe, de sucre de canne et d'eau pétillante.
_ Je pense qu'on va en avoir besoin avec tout ce que tu as à raconter.

Peu après, assis sur le sable, je lui fais un compte-rendu de ces derniers jours, la proposition du Dr Schleck, les cours de DESC, le Dr Karma et l'issue de mes réflexions. Le virgin mojito est fini depuis longtemps mais nous re remplissons notre thermos improvisée au fur et à mesure avec de l'eau plate. Ce n'est pas forcément très bon, mais c'est rigolo. 

_ Pour conclure, je vais démissionner de l'hôpital et ouvrir mon cabinet. Repartir de presque zéro.
_ Mon gars (une petite gorgée de bouillotte), tu as beaucoup de courage. Ce n'est pas donné à tout le monde de tout plaquer comme ça.
_ Du courage, pfff, mouais, plutôt du désespoir. Je sais que je ne serai jamais heureux si je reste là-bas. La seule chose qui me plaisait c'était de bosser avec toi et je ne l'aurai plus. Ce qui m'attriste, c'est que je vais devoir te quitter, professionnellement j'entends. En tant qu'amie, j'espère te garder le plus longtemps possible et ne plus merder comme je l'ai fait.
_ C'est tout de même admirable de voir la trajectoire que ta vie prend et de tout faire pour ne pas y aller quand la destination ne te convient pas. Comme je t'ai dit, tout le monde n'en est pas capable.

Elle prend une grande inspiration.
_ Tu sais, je suis un peu dans ce cas là. Je me sens coincée sur cette ile avec cette maison à crédit, un mec qui m'a laissé avec des dettes et de la méfiance envers tout être humain. Je me vois finir toute seule et aigrie par la vie et je ne sais pas quoi faire pour y remédier. Ou alors si, je sais, je vois ce qu'il faudrait que je fasse mais...
_ Tu n'oses pas ?
_ Ce n'est même pas ça, je me sens pétrifiée à l'idée de changer cette situation, même si elle ne me convient pas.
_ Tu as peur qu'il t'arrive du mal à nouveau ?
_ Non, pas vraiment. J'ai été chahutée par la vie, c'est vrai, j'ai surtout l'impression d'être encore sidérée, incapable de bouger. Un peu comme Loki après s'être fait attraper par Hulk à la fin des Avengers.
_ Oui, je saisis parfaitement la métaphore (hop, une gorgée de bouillotte). Figée physiquement, je peux comprendre, et sentimentalement aussi. Je me reconnais très bien dans cette image. Ce n'est pas demain la veille que tu vas me reprendre dans une relation amoureuse.
_ Carrément ! vu les événements récents, c'est normal.
_ Et j'imagine que toi ça doit être pareil.
_ Grave ! manquant de s'étouffer avec la bouillotte. Alors ça tombe sous le sens que nous nous soyons liés d'amitié. Regarde nous. Il n'y a encore pas très longtemps, tu essayais de te débattre un peu mais tu enchainais les catastrophes sentimentales jusqu'à te mettre au fond du trou. Moi ça fait un petit moment que j'y suis. C'est parfait, nous n'attendons rien de l'autre et nous ne tenterons jamais rien l'un envers l'autre. C'est très bien. Enfin une amitié construite sur des bases saines.
_ Aaaaah ouais, c'est reposant, pas à se soucier de si un mot ou une attention que je vais avoir va être interprétée comme une avance. J'en ai marre de tout ça, tu as raison, on est très bien tous les deux, comme on est.
_ Et alors sex-friends, n'en parlons pas.
_ Non, ce n'est même pas la peine : nous savons très bien que ça ne marche pas. Il y en a toujours un pour éprouver des sentiments et tout gâcher.
_ Tu as absolument raison ! Merde à l'amour !
_ Ouais ! merde à tout ça. Je n'en peux plus de la drague, des faux-semblants, du jeu de la séduction. Putain, je veux de la sincérité, bordel !
_ C'est clair, quelqu'un en qui on pourrait avoir confiance pour une fois.
_ C'est ça. Je ne veux pas d'une connasse qui va essayer de me changer pour que je ressemble à son prince charmant. J'en veux une qui me prenne comme je suis, avec mes gouts de chiotte et mes hobbies de vieux. Je veux garder mon indépendance.
_ Pitié, pas un bonhomme qui va me prendre pour sa mère, me traiter tantôt comme une princesse, tantôt comme une esclave. C'est bon, ça suffit ! pour moi un mec, c'est quelqu'un qui n'a pas peur de vivre avec une femme, entière, qui me laisse vivre, sans rien m'imposer. Avoir des couilles, c'est laisser la liberté à sa femme.
_ Je seconde complètement. Si je pouvais trinquer avec la bouillotte, je le ferais.
_ Regarde : je la tiens entre nous deux et on se tcheck le poing fermé.
Je m’exécute. Nous buvons chacun une gorgée de pseudo mojito, nous nous regardons brièvement, visiblement avec tous les deux la conneries dans les yeux. Après un décompte silencieux, nous nous sourions simultanément, exubéramment, pour montrer à l'autre la feuille de menthe collée à nos incisives respectives.

_ Ah et puis je veux pouvoir me marrer tous les jours. Je ne comprends pas les couples prêts à échanger leur joie contre de la stabilité ou du cul. Tu me connais, tu sais combien j'aime le sexe. Et bien je préfère cent fois rire tous les jours que baiser tous les jours.
_ Je seconde, dit-elle en me tcheckant à nouveau. Je préfère largement un mec avec de l'humour qu'un bourrin qui ne pense qu'à niquer. Même si je ne cache pas que si je pouvais avoir les deux en même temps, je ne cracherais pas dessus.
_ Les deux en même temps, tu veux dire que tu baiserais volontiers avec deux mecs, dont un avec de l'humour ?
_ Ah ah ah ! patate ! T'es con. Oh j'y pense. Surtout, je préfère un mec qui sait se servir de son cerveau plutôt que de sa bite. J'adore les gars intelligents. Je ne supporte pas les connards. Je suis un peu élitiste, j'avoue. Ça doit venir de mes deux parents profs.
_ Sans déconner ! tes deux parents sont profs ! moi aussi !
_ Oh le hasard de fou ! Il faudrait faire une étude pour voir parmi les professionnels soignants, le pourcentage de ceux qui ont des parents enseignants.
_ Ça serait super intéressant en effet. En tout cas, moi, je ne pourrais pas être avec une femme qui n'est pas dans le milieu médical. Ça me gonflerait de ne pas pouvoir me confier, de ne pas pouvoir parler de ce que je vis tous les jours sans que la personne en face comprenne la difficulté de la situation de soignant.
_ Complètement d'accord. Les discussions avec mon ex tournaient très vite court, ça a du jouer dans le divorce. Et puis, il ne supportait pas que je parle de caca.
_ Pourtant, s'il y a bien un avantage à notre profession, c'est bien de pouvoir parler de sécrétions diverses aux moments les plus incongrus, genre à table.
_ Ça me semble même inenvisageable de ne pas pouvoir parler des pustules de mes patients quand je rentre du boulot, enfin ! Les profs parlent bien de leurs élèves à table, nous on parle de vomi. C'est normal.
_ Voilà ! franchement, est-ce que c'est trop demander tout ça ?
_ Non, c'est même le minimum syndical."

J'ai un immense sourire collé entre mes deux oreilles, je contemple l'océan, je respire la brise qui commence à se rafraichir. Nous avons passé toute la journée sur la plage et ça faisait longtemps que je n'avais pas été heureux comme ça. Je me tourne vers ma voisine et il me semble voir en elle la même pétillance que je ressens en ce moment.
Nous remballons le peu d'affaires que nous avons pris avec nous, tous les deux penchés vers le sable, les fesses dressées vers le ciel. Il me vient alors une idée, je lui donne un coup de fesses pour la faire tomber. Elle ne se laisse pas faire, se rattrape avant la chute, se rue sur moi et glissant une patte derrière mes jambes pour me jeter au sol à mon tour. Elle arrive à me déséquilibrer. J'en profite pour l'attraper par la taille et la faire rouler avec moi. Je me retrouve sur elle, mes mains dans les siennes, nos jambes emmêlées, nos regard plongés l'un dans l'autre.
Nous restons comme cela, figés, immobiles, indécrochables. Le reste de la plage n'existe plus, le temps ne s'écoule plus. Il a bien fallu cligner à un moment, ou faire dégager une crampe, je ne sais pas quoi, mais quelque chose a brisé notre bulle et l'un de nous a bougé en premier. Lequel ? si ça se trouve, nous avons bougé en même temps. Je l'aide à se relever.

"_ Bon, hein, c'est pas tout mais il y en a qui bossent demain. Dont un qui va lâchement poser sa démission et m'abandonner.
_ Je ne t'abandonnerai pas. J'ai bien l'intention de venir te faire chier tous les soirs après le boulot pour que tu me parles de gangrène, encore et encore.
_ Oh oui ! devant notre petite assiette. Je vois ça d'avance.
Elle se tourne vers moi, me prend la main et prononce solennellement :
_ Docteur, j'accepte votre démission à une seule condition.
_ Oui, laquelle ?
_ Que nous passions tout notre temps libre ensemble...
_ C'est déjà le cas.
_ Chut ! que nous nous racontions nos journées respectives devant un repas...
_ Oui...
_ Et que le premier qui fait vomir l'autre a gagné. Le plus crado sera le mieux.
_ J'accepte !
_ Et que le plus dégueulasse gagne !"
Je l'ai raccompagnée chez elle et ce n'est qu'une fois arrivés que nous nous sommes rendus compte que nos mains étaient restées unies depuis la prononciation des termes du pari.

Le lundi est arrivé.
Avec étonnement et reconnaissance envers mes capacités d'anticipation, l'entretien avec le Dr Schleck s'est déroulé quasiment identiquement à ce que j'avais répété samedi en grimpant sur ma montagne. Il y a bien eu deux ou trois mots différents par ci par là, des réactions plus longues ou plus courtes que prévues et en réalité, je faisais preuve de beaucoup moins d'assurance que dans mes espérances. Mais dans l'ensemble, la démission a été acceptée.
Il ne me reste plus qu'un mois de boulot et ça, c'est une excellente nouvelle. Je l'ai d'ailleurs annoncée à Lola le soir même avec une bouteille d'eau pétillante coupée au jus de pomme. Rappelez-vous, j'ai dépensé toutes mes thunes restantes pour me faire claquer la porte au nez par un rhinocéros. Même âs de quoi acheter du champagne. Elle n'a pas vomi ce soir là.

Le lendemain, comme promis, j'ai répondu à l'interne du Pr A. Non je ne lui donnerai pas les données de ma thèse parce que le Pr A les a déjà. Il n'a seulement pas pris la peine de les lire. Je lui ai également conseillée de fuir le plus loin possible de ce prédateur académique. Elle m'a répondu dans la demi-heure qu'elle me remerciait de ma sincérité, qu'elle se doutait du traquenard dans lequel elle était mais qu'elle n'avait pas le choix parce qu'il lui avait promis un poste dans son service. Je lui ai souhaité bien du courage et bonne chance pour la suite de sa carrière universitaire.

Heureusement que l'envoie d'email ne s'accompagne d'une photo du rédacteur. La pauvre, elle aurait vu un grand sourire sur mon visage. Pas par sadisme, quand même, je ne suis pas comme ça. Non. Je suis juste heureux de quitter la galaxie des CHU. Comme chacun sait, notre Voie Lactée contient en son centre un trou noir. Je me sens tellement satisfait de quitter l'attraction d'un anus galactique avant de me faire définitivement happer et je ne voudrais tellement pas lui étaler mon bonheur à la face. Mais je n'y peux rien, je souris. Je me sens libre comme un oiseau.
Lola et moi avons picoré ensemble. Je lui ai proposé d'aller chier sur les pare-brises des voitures garées devant chez elle, mais elle a refusé.

Mercredi, j'ai contacté un cabinet de comptables pour parler de mon projet d'ouverture de cabinet. Ils me proposent un rendez-vous en semaine. Je ris. J'ai tellement de boulot pendant la semaine, non, je ne pourrai pas me libérer ne serait-ce qu'une heure et non je n'ai pas de repos de garde. Je leur propose un rendez-vous dans un mois, après ma désertion. Il me proposent de rester prudent quand même avant de s'engager dans un changement radical d'exercice. J'ai répondu que c'était déjà trop tard, ma démission est entérinée. Ils ont peur pour moi mais ils sont ravis de me recevoir.
Lola m'a trouvé fou mais a été ravie pour moi.

Jeudi, j'apprends que la course annuelle de la traversée de l'ile à pied à travers les montagnes sera dans un mois, le weekend de clôture de mon contrat avec l'hôpital. La date limite d'inscription est ... aujourd'hui. Hop, c'est parti.

"_ Oh quand même, c'est une course de fou furieux ! et la première fois que tu l'as faite, tu as fini dans un état lamentable. Est-ce que tu est bien sûr que tu n'es pas en train de faire une connerie ?
_ Si je te suis, faire 20 000km dans un weekend pour une fille qui ne m'aime pas, démissionner de l'hôpital et tourner le dos au titre de Professeur, recommencer sa vie à 30 ans passés sans filet de sécurité, tout ça, c'est raisonnable, mais marcher 90km à pied c'est farfelu ?
_ Évidemment, présenté comme ça...
_ Oui, la première fois je n'étais pas assez préparé, mais les courses suivantes j'ai assuré, sans me blesser. Je cours tous les deux ou trois jours depuis presque un an. Je vais faire des excursions en montagne régulièrement au lieu de ne faire que du plat. Et à Paris, ça ne m'a pas servi à rien, j'ai appris plein de choses sur l'alimentation du sportif.
_ Bon, donc tu te sens prêt.
_ Oui, autant qu'on puisse l'être pour une course de ce genre.
_ Ah, tu vois ! tu admets que c'est de la folie de faire un truc aussi dingue.
_ Mais bien sûr que c'est de la folie. Personne de sain d'esprit ne peut volontairement vouloir enchainer 2 marathons d'affilée avec 5000m de dénivelé. Mais je suis un fou intelligent et entrainé. J'ai confiance en moi et j'ai besoin de ça.
_ Ah bon ? tu as besoin d'avoir des preuves que tu es frapadingue ? je peux te le confirmer tout de suite, pas de soucis. Je te fais un certificat ?
_ Merci mais non. J'ai besoin de preuves que je peux me dépasser, que je suis capable de surmonter des montagnes. Littéralement. Ça me sera très utile pour quand je vais démarrer ma nouvelle vie.
_ Tu feras attention à toi, hein ! tu me le promets !
_ Oui, je te le promets. Je penserai à toi à chacun de mes pas. Tu seras un peu comme un ampoule que je vais trainer sur 24 heures.
_ Connard ! dit-elle en souriant.
_ Bah oui, une ampoule, parce que tu es la lumière de ma vie.
_ Mais quel couillon, je vous jure", dit-elle et me matraquant avec un oreiller et un sourire redoublé.

Vendredi, déjà ! la semaine passe vite quand on sait que c'est bientôt terminé. Malheureusement, il m'en reste encore trois. Évidemment, je vais aller fêter la fin de semaine chez Lola.

"_ Je trouve ça super que Dr Schleck ait repris le service des explorations, avouai-je à Lola.
_ Ah ouais ? demanda-t-elle dubitative.
_ Oui, comme ça, tu as des horaires de bureau et je peux passer te faire chier dès 18h !
_ D'ailleurs, comment tu fais pour finir aussi tôt alors que d'habitude tu finis toujours après 19h. Surtout un vendredi.
_ Déjà parce que je me sens dix fois plus léger d'avoir démissionné, je travaille plus vite. Puis j'anticipe vachement plus les choses à faire. Je n'ai plus la tête submergée par l'énormité des tâches à accomplir parce que je sais que quoi qu'il arrive, ça aura une fin.
_ Oui, et puis il doit y avoir une certaine part de volonté aussi.
_ C'est sûr : je n'ai plus aucune volonté de trainer mon cul à l'hôpital passé 18h alors je fais tout mon possible pour me casser au plus vite.
_ Mouais. Juste une question de volonté c'est ça ? dit-elle davantage dubitative, voir carrément suspicieuse. Genre, vous les médecins, ils vous suffit de penser un truc, de le vouloir, pour que ça se réalise.
_ Exactement, dis-je avec une sourire étincelant collé sur un faciès à la George Clooney. Non, la vérité, c'est que je m'apporte des barquettes à l'hosto, que je mange en vitesse tout seul dans mon bureau pour pouvoir abattre tout le taf entre midi et deux.
_ Aaaaah ! je savais bien qu'il y avait une astuce. Tiens, en parlant de matérialisation de volonté, ça te dis de regarder "Green Lantern" ?
_ Carrément !"

Lola lance le DVD, planqué sous la collection complète des Marvel, tous les Batman et les premiers StarWars (dans l'ordre chronologique et pas numérique). Elle retourne dans la cuisine, prépare quelques popcorns et revient avec un saladier rempli.
Nous voilà, tous les deux dans son canapé, avec les oreillers dans le dos, les pieds sur la table basse, à faire des batailles d'orteils et autres lancers de popcorn à la gueule.
"_ Je me suis toujours demandé, l'anneau, comment il sait où se mettre ?
_ C'est à dire ? demande Lola dont la curiosité est piquée.
_ Et bien, je ne sais pas, il doit y avoir une tétra chiée d'espèces différentes dans la galaxie et pas toutes de forme humanoïde.
_ 7200 réparties sur 3600 secteurs. Pour être précise.
_ Voilà, du coup, comment fait l'anneau pour se ranger sur 7200 corps différents. Je veux dire, quand il rencontre un humanoïde pour la première fois, qu'est-ce qui l’empêche de se mettre autour du cou ou autour de la taille comme une ceinture ?
_ Ouais, c'est pas faux.
_ T'imagines ! l'anneau se range autour de la bite d'Al Jordan, façon cock ring ! vu que ça a l'air d'être un sacré coureur, une grosse partie de sa volonté doit être focalisée à cet endroit.
_ Mais c'est clair !!! tu devrais te reconvertir en scénariste de films de boules.
_ Ah bon ? parce qu'il y a besoin d'un scénar ?
_ Mais moi je paierais pour voir un film avec cul et un VRAI scénar ! pas comme 50 nuances de bouse, là.
_ T'as remarqué, quand même, quoi qu'on fasse, la conversation finit toujours autour de sexe et de caca.
_ Mais parce que ce sont nos deux grandes passions dans le monde médical."

Inutile de vous dire que nous avons surtout parlé et peu écouté le film, mais sans jamais quitter l'écran des yeux. Ce serait irrespectueux.

Les semaines se sont enchainées assez rapidement. Les autres médecins du service ont profité de mon départ imminent pour me refiler toutes les gardes et astreintes pendant qu'ils prenaient congés. Je me suis retrouvé de garde l'avant veille de ma course. Jeudi soir. Je bosse vendredi évidemment et départ dans la nuit de vendredi à samedi.

Jeudi soir, par téléphone avec Lola.

"_ Putain ! je suis dégoûté ! bosser la veille d'une compèt, c'est l'horreur, je vais me planter !
_ Relativise ! d'abord, si ça se trouve, tu ne vas pas être appelé de la nuit et pioncer comme un bien-heureux. Ensuite, non, ce n'est pas une compétition. Tu cours pour toi, pas contre un classement. Ce n'est plus le concours de l'internat, là.
_ Oui, c'est vrai, tu as raison...(j'observe une pause dramatique)...comme toujours ma petite Lola.
Je l'entends glousser au bout du fil (sans fil).
_ Ouh ! ça fait plaisir quand un Docteur dit à une infirmière qu'elle a toujours raison ! Mmm, je savoure.
_ Allez, si je dors bien, je passerai te voir vendredi soir. Il faut que je fasse mes adieux à ma collègue préférée.
_ Qu'est-ce que tu racontes ? Ça fait déjà plusieurs mois qu'on ne bosse plus ensemble.
_ Oui mais là, mon départ est définitif. C'est différent.
_ Ne viens pas à la maison, il n'y aura personne de toute manière.
_ Ah bon ? tu ne veux pas me voir ?
_ Non, ce n'est pas ça. C'est qu'avec tous ces connards de médecins qui partent en vacances en même temps, ou qui démissionnent, le Dr Schleck a fermé les explorations et retourne dans le service d'hospitalisation traditionnelle. Alors je bosse vendredi comme d'hab et samedi matin en hospit tradi. Ça ne va pas me laisser beaucoup de sommeil.
_ Ah merde. J'aurais aimé te voir avant mon départ.
_ Quoi, tu quittes l'ile !!! mais comment ça se fait que je ne sois pas au courant ? dit-elle avec une once de panique dans la voie. Tu es le seul médecin que je tolère ! je ne veux pas que tu partes !
_ Si tu veux, je pourrais passer aux explorations après ma garde. Non ?
_ Non. J'ai horreur de dire au revoir.
_ Ah zut. Comment on fait alors ?
_ Comment TU fais ! moi je reste sur cette ile et je reste à l'hôpital. C'est toi qui te casses. Tu vas où d'ailleurs ?
_ Je ne sais pas encore. Je ne sais pas si je reste ici ou si je bouge en métropole pour ouvrir mon cabinet.
_ Prends ton temps, tu n'es pas pressé. Et puis je serai encore là après ta course. On en parlera à ce moment.
_ C'est vrai. Tu as encore raison. Souhaite-moi bonne chance pour ma garde et bon courage pour ma course.
_ Force et honneur, Georgio. C'est à quelle heure le départ de la course ?
_ 4h du matin dans la nuit de vendredi à samedi. Les premiers arrivent vers 4h de l’après-midi.
_ Tu comptes arriver vers quelle heure ?
_ J'espère finir, déjà, et puis si la chance me sourit, arriver vers 5h du matin ça serait bien. Il faut terminer la course avant 10h du matin dimanche, sinon je serai hors classement.
_ Allez, le classement ce n'est pas le but. Finis en un seul morceau ce sera déjà ça.
_ Merci.
_ Je ne travaille pas dimanche matin. Si tu veux, réveilles-moi avant que tu partes-partes !
_ Tu me fais rire. Je t'appelle quand je peux, d'accord ?
_ Ça roule, à plus !"

Évidemment, ma garde a été horrible. J'ai été appelé toute la nuit pour des symptômes foireux, qui ne pouvaient pas se gérer par téléphone et j'ai donc du me déplacer plusieurs fois à l'hôpital. A chaque fois que j'allais me recoucher, le téléphone re-sonnait. Si bien qu'au bout du troisième appel, je ne suis pas rentré chez moi. J'ai pris un lit dans une chambre libre en chirurgie, je me suis roulé en boule avec mes chaussures et mon sweat à capuche et j'ai essayé de dormir comme j'ai pu.

Je me suis fait réveiller par une infirmière pensant que j'étais un clodo. Alors je suis allé directement dans le service, fais mon tour plus tôt, fini tous les papiers et les courriers en retard et j'ai même pu quitter le service avant 18h.

De retour chez moi. Récapitulons l'organisation que je répète depuis 1 mois. Je fais une petite sieste de 2h. Puis j'enfile mes fringues d'ultra-traileur : chaussures de montagne ultra légères et ultra résistantes, chaussettes, T shirt et pantalon compressifs, parka anti-pluie et réchauffante mais facilement roulable et peu volumineuse, casquette, lampe frontale. Pas de montre, j'ai horreur de ça. Je préfère demander l'heure aux check-points.
Dans mon sac à dos, de l'eau dans la gourde située dans le dos du sac, reliée par une paille à mon épaule droite. Beaucoup d'eau. Enfin, 1,5L dans la gourde du sac et 1L d'eau pétillante (contre les crampes de fin de course), à manger, beaucoup, un compartiment entier rempli de raisins secs et cacahuètes salées. Des piles de secours pour la lampe frontale, une couverture de survie et un sifflet en cas d'accident. Mon téléphone portable, éteint, juste au cas où. Quelques pansements en cas d'ampoule. Quelques bandages en cas d'entorse. Et finalement, le plus important, un tube de vaseline facile d'accès pour s'en remettre régulièrement et discrètement sur le scrotum et sur les tétons.

Je suis prêt à partir. La navette part à minuit pour nous emmenez au milieu de l'ile au point de départ. En effet, si j'y vais avec ma voiture, déjà, se sera impossible de se garer et ensuite, il faudra que je me retape tout le chemin de retour jusqu'à ma voiture. Et il y a des chances pour que je ne sois pas en état de conduire.

Arrivé sur place, plusieurs stands offrent des petits bonus : de l'eau supplémentaire, des casquettes sponsorisées, des barres de chocolat. Il y a même un service pour envoyer par sms ton temps et ton classement à chaque check point. Tu peux leur donner 3 numéros. Je leur donne le miens comme ça je verrai mon avancée directement sur mon téléphone après la course. Celui de Lola, évidemment. Et mes parents ? non, je n'ai pas envie de les réveiller en plein de milieu de la nuit avec des sms. Par contre, je leur donne celui de Dr Schleck, pour l'emmerder.

L'heure avance, je tourne en rond sur le stade en attendant le départ. Environ 1000 coureurs trépignent avec moi, certains s'échauffent, d'autres s'étirent. Moi je m'économise. Je suis en train d'enchainer ma deuxième nuit quasi blanche d'affilée.

Qui sont ces gens ? que cherchent-ils en faisant cette course ? comme moi ? chercher à dépasser leurs limites ? ou l'esprit de compétition ? c'est un truc qui m'a toujours dépassé, ça. Pourquoi essayer de se mesurer aux autres ? tout le monde est différent. Et puis ça commence très tôt ! J'ai l'impression que dès que deux garçons se rendent compte qu'ils ont tous les deux une bite, vient forcément le moment où ils vont se comparer l'un à l'autre. Tiens, voyons qui a la plus longue. Je trouve ça complètement con. Je ne dois pas être construit comme tout le monde mais je ne peux pas vérifier : mes parents ont perdu le mode d'emploi et la garantie.
Ou bien est-ce que je n'aime pas ça parce que j'ai toujours perdu à ces jeux là ? celui qui pisse le plus loin, ce lui qui court le plus vite, celui avec les meilleurs résultats scolaires...je n'aime pas ça. Et oui, j'y ai toujours perdu. Mais n'était-ce pas un peu volontaire de ma part ? vu que je ne tire pas spécialement de plaisir à finir premier, autant laisser ce bonheur à quelqu'un d'autre. Et n'aurais-je pas construit ma vie autours de ce postulat ? N'aurais pas fini antépénultième un peu par défi justement ? 
En étant fils de prof, on est un peu entre le marteau et l'enclume : si mes résultats scolaires sont mauvais, c'est la disgrâce auprès des parents, très scolaires forcément. Et si mes résultats sont bons, au contraire, c'est la disgrâce auprès des copains de classes pour qui, obligatoirement, si j'ai de bonnes notes, c'est que je suis pistonné. Aucun résultat n'est bon, aucune réponse adaptée, fautif dans un cas comme dans l'autre. Je me suis donc démerdé toute ma vie, par habitude à toujours me retrouver pas trop devant ni trop derrière.

Du coup, que viens-je faire ici ? à quatre heure moins...Oh bordel. C'est l'heure. Je me dirige vers la ligne de départ. Pas tout devant, hein, comme je viens de l'expliquer, je laisse ça à d'autres. Au milieu, c'est bien. Tout le monde trépigne autour de moi. Littéralement tout le monde. Je suis pile au centre d'un amas de 1000 coureurs, 500 devant moi, 500 derrière. Il y a de tout, des taureaux soufflants par les nasaux et frappant le sol de leur sabot, pardon, chaussure hyper design a 200€ la paire ; des écureuils trémulants sur place comme s'ils avaient sniffé un rail de coke ; des gibbons balançant les bras par devant, se claquant les mains derrière le dos, puis re balançant devant et re double claque dans le dos, tout en se balançant d'un pied sur l'autre ; des Zébulons trottinants et sautillants sur place... j'ai l'impression d'être le seul statique au milieu de tout ce beau monde.

La corne de brume retentit. Les coureurs s'élancent. C'est parti.


lundi 8 octobre 2018

Cyclone intense

Je retourne le papier. Au dos, il y a un numéro de téléphone. Et là, le livre fait son office de machine à traverser le temps. La dernière fois que je l'ai lu, j'étais en Afrique, j'étais externe et je faisais un stage avec le Dr Karma. Il m'avait appris beaucoup de choses, surtout à relativiser. Il m'a enseigné qu'un point de vue est souvent très personnel, que le miens, en tant que sachant est tout aussi valable que celui d'un patient ignorant de sa maladie mais la vivant au quotidien. Qu'il fallait donc que j'apprenne à changer de point de vue pour ne pas devenir un vieux con de médecin arrogant.

Me voilà plusieurs années après, la prophétie s'est réalisée avec beaucoup d'avance. Je ne suis pas encore vieux mais je me sens con en tout cas. Et arrogant d'après Lola. Que suis-je devenu ? qui suis-je tout simplement ? est-ce que je ressemble à ce que l'enfant que j'étais projetait que je serai ? ou même est-ce que je suis le genre de médecin que l'externe que j'étais rêvais de devenir ?

Le constat est amer : non. Mais il est trop tard, passé minuit. Et sans doute trop tard pour utiliser ce numéro, si tant est qu'il soit encore valide. J'appellerai demain matin. Je peux me coucher avec le maigre espoir qu'il m'aiderait à changer de point de vue sur la situation dans laquelle je suis. Je me renfonce dans les couvertures, un peu soulagé, à peine apaisé.
Juste assez pour entendre une petite voix me murmurer : et pour toi, est-il trop tard ?

Le lendemain, les cours se suivent, s'enchainent, se prolongent, s'éternisent. Je fouille dans ma trousse : pas de cutter. C'est con, j'avais de belles veines, ils auraient pu se rencontrer. Pas de corde non plus dans mon sac de classe, mais bon, c'est moi qui le remplit après tout. Je vois la boite de capote planquée au fond et imagine un stratagème pour faire une succession de nœuds en caoutchouc histoire de fabriquer un garrot et me l'enfiler autour du cou. Peu probable et surtout, ils sont tartinés de lubrifiant.

Vouloir se suicider c'est déjà un aveu d'échec sur sa vie. Mais ne pas arriver à se tuer, c'est un double échec. Rater sa vie et la fin de sa vie. A y réfléchir, j'ai même raté ma naissance : je suis arrivé prématuré. Non décidément, je n'ai rien pour moi.
J'ai Marie, l'interne du Pr A, qui m'a relancé pour sa thèse. Je n'ai pas eu le courage de lui répondre. Ma meilleure amie ne me répond plus. J'avais une autre amie avant mais elle ne répond plus parce que j'ai baisé sa soeur en lui disant que j'étais amoureux d'une autre, à qui j'ai avoué mes sentiments qui se sont avérés pas du tout réciproques.
J'ai un boulot que je n'aime pas, avec des collègues qui ne m'aiment pas.

J'ai bien résumé ? C'est clair, il ne me reste plus qu'à me jeter dans la Seine. Alors pourquoi est-ce que je garde ce petit bout de papier dans le creux de la main ?

La semaine de cours est presque terminée. C'est la pause du midi le vendredi. Je reprends l'avion demain pour retourner à une vie que j'exècre. Je saute le repas, je prends mon courage à deux mains et je compose le numéro. Est-ce qu'il fonctionne encore après tout ce temps ? Il ne faut pas que je nourrisse trop d'espoirs sinon...que me restera-t-il s'il ne répond pas ? ça sonne. C'est déjà ça.

"_ Allo ?
Ça décroche ! Oh mon Dieu, qu'est-ce que je vais lui dire ? Putain Georges, t'es trop con ! tu appelles et tu n'as même pas répété un peu dans ta tête ce que tu allais lui dire ?! Bordel ! Parles !
_ Allo ?! qui est là ?
Oui, c'est bien la voix de Dr Karma. Allez, lance toi !
_ Oui, euh, bonjour !
_ Je vous écoute.
_ Je ne sais pas si vous vous rappelez de moi mais on s'est rencontré en Afrique il y a longtemps.
Ah bravo ! super ! rien de mieux pour te remettre.
_ Non en effet, je ne me souviens plus mais dites-moi ce qui motive votre appel.
_ Eh bien je ...
Il m'a laissé le temps de respirer, a écouté mon silence.
_ Non, rien. C'était une idée à la con. Je ne vais pas vous demander une consultation parce que ma vie est merdique. Ce n'est pas votre boulot. Désolé. Ca doit être les températures trop basses, je ne suis plus habitué. Désolé de vous avoir importuné. Je vais me souler avec une bière et ça ira mieux. Merci pour votre patience.
J'étais en train de raccrocher quand...
_ Température...bière...soulé...Afrique...Mais, ce ne serait pas le petit Georges par hasard ?
_ Euh si ! vous vous rappelez de moi ?
_ Oui, oui, on avait travaillé ensemble, tu étais externe !
_ Oui c'est ça ! au moins une personne qui se rappelle de moi !
_ Comment ça va ? pas fort à ce que j'entends.
_ Non, ça ne va pas mais je ne vais vraiment pas vous déranger avec ça.
_ Mais si ! mais si ! Tu es où ?
_ A Paris jusqu'à demain. Je repars loin après.
_ En Afrique ? tu fais de l'humanitaire finalement ?
_ Non pas du tout. Ecoutez c'est très gentil, mais je ne voudrais pas vous faire perdre votre temps et...
_ Ne t'inquiète pas pour ça. Tu peux prendre un train et me rejoindre à Tourmans ? je vais bien arriver à te caser un créneau en fin de consultations. Ça te laisse le temps de venir et repartir ce soir. C'est faisable pour toi ?
_ Euh...oui, dis-je décontenancé.
_ Alors faisons ça. Rejoins moi à mon bureau. J'y serai encore. A tout à l'heure. Nous allons prendre le temps de discuter de tout ça."

J'ai raccroché, incrédule. Je ne savais à quoi m'attendre en appelant, certainement pas à ça. Il y a à peu près 1h30 de train entre Paris et Tourmans. Ça va être rapide. J'ai signé ma présence aux cours ce matin, je signe ma présence pour l’après-midi et je sèche.

Dans le bureau de Karma. Immanquablement, je fais le rapprochement entre son nom et ce qu'on pourrait appeler le "Destin". Tous le choix dans ma vie m'ont amené jusqu'à ce point, aujourd'hui et maintenant. Oui, toutes mes erreurs aussi, tous mes non-choix, mes lâchetés. Tout ce qui fait moi. Et ce n'est pas beau à voir.

"_ Qu'est-ce que je peux faire pour toi ?
_ Rien. Juste, ma vie c'est de la merde et je m'y suis tout seul.
_ Est-ce qu'il n'y a pas un truc qui va bien ? au moins un ?
_ Non ! même pas ! dis-je presque fièrement. Je n'ai pas de chérie, pas d'amis, je vis loin de tout sur mon ile ensoleillée, j'ai un taf qui ne me plait pas et où tout le monde me déteste. Voilà !
_ Bon, pour la vie sentimentale, on verra plus tard, mais au moins je peux t'aider d'un point de vue professionnel. Tu fais quoi comme travail ?
_ Je bosse à temps plein et demi dans un hôpital où je serai professeur dans 10 ans si tout va bien, ce qui veut dire que je n'aurai aucune latitude de décider de rien mais une quantité folle de prestige dont je me servirai pour faire dorer ma vie sentimentale inexistante.
_ Bon, on va reprendre les choses une par une si tu veux bien. Qu'est-ce qui ne te plait pas dans ton travail actuel.
_ Je suis un larbin. Je sers d'esclave à mes confrères plus âgés. Je suis le pion de ma chef de service, elle fait de moi ce qu'elle veut et je n'ai pas mon mot à dire.
_ Déjà, c'est faux. On a toujours son mot à dire. Qu'est-ce que tu voudrais lui dire ?
_ Euh...déjà...euh...que je n'ai plus envie de faire son sale boulot, avouais-je timidement.
_ Et ?
_ Et que si elle veut me filer les clés d'un service, c'est moi qui décide et pas elle, clamais-je avec un peu plus d'assurance.
_ Mais encore ?
_ Et puis que si elle veut faire gagner de l'argent à l'hôpital sur le dos des patients et sur le dos des soignants, ça sera sans moi ! affirmais-je en tapant du poing sur la table.
_ Autre chose ?
_ OUI ! sa formation elle peut se la foutre au cul ! JE DÉMISSIONNE !"
Là je me suis carrément levé de ma chaise. Je tremble de rage. Je n'ai pas lâché Karma du regard, lui non plus et il n'a pas sourcillé, a peine cligné, toujours avec sa barbe bienveillante.
_ Qu'est-ce qui t'empêche de lui dire tout ça ?
_ Bah quand même, on compte sur moi.
_ "On" est un con. C'est personne. Qui compte sur toi, exactement ?
_ Ma chef, déjà.
_ Oui, tu viens de dire qu'elle t'utilisait et que tu n'étais plus consentant. Malgré ça, tu ne veux pas la décevoir ? c'est bien ça ?
_ Forcément, présenté comme ça...
_ Donc, qu'est-ce qui te retiens de quitter un job qui ne te plait pas ?
_ Très prosaïquement, l'argent ! je vis sur une ile au milieu de l'océan, si je ne veux pas rester coincé dessus, j'ai intérêt à gagner ma croûte !
_ Et alors ? médecine, c'est une branche où il y a beaucoup de chômage pour autant craindre de te retrouver à la rue ?
_ Non mais bon, quand même...euh...
_ Oui ? je t'écoute.
_ ...euh...ben...l'hôpital c'est confortable !
_ Ah nous y voilà !
_ Je n'ai fais que ça toute ma vie.
_ Vraiment ?
_ Ah non tiens, c'est vrai ! j'ai fais des remplacements aussi, en libéral. Ça m'avait plu. Mais bon, ça ne compte pas.
_ Ah bon, pourquoi ?
_ J'étais grosso modo intérimaire. L'instabilité, la mobilité....
_ Donc tu préfères le confort et l'immobilisme ? Ce n'est pas ce que tu as dit tout à l'heure.
_ Non, non, bien sûr. C'est juste que...
_ Que ... ?
_ J'ai peur ! voilà ! j'ai peur de devoir bouger, j'ai peur de ne plus avoir mon salaire qui tombe tous les mois, j'ai peur de ce que les autres vont penser...Oh, et puis vous m'emmerdez à poser des questions cons !
_ Je te rappelle que c'est toi qui est venu demander mon aide. C'est mon travail de maïeuticien. J'espère que l'accouchement de toi même ne se fait pas trop dans la douleur.
_ Non, non ça va, c'est supportable.
_ Permets moi de reformuler ce que tu m'as dit. Si je comprends bien, ton travail ne te plait plus mais tu as peur de le quitter pour ne pas décevoir une personne qui ne te respecte pas, peur de l'inconnu et peur du qu'en dira-t-on. C'est bien ça ?
_ Grosso modo oui.
_ Qui penserait mal de quelqu'un qui fait le choix d'être heureux ? je pousse le raisonnement : penses-tu bien soigner en étant malheureux toi-même ?
_ Non, c'est sûr.
_ Les remplacements, tu as déjà fait, tu as déjà aimé, et tu as déjà vécu comme ça pendant un an. Pourquoi ne pas retenter l'expérience ?
_ Oui c'est vrai. 
_ Et puis, de ce que je me rappelle, en Afrique, tu vivais avec peu de moyens et ça t'allait très bien. Donc dans le pire des cas, tu te retrouves dans une situation qui ne t'es pas inconnue.
_ Encore vrai.
_ Par conséquent, je te pose la question : est-ce que tu as à ce point changé que tu ne veuilles pas retourner à des choses que tu as connu par le passé et que tu avais aimé à l'époque ?
_ Bonne question. J'espère que non.
_ Parfois c'est bon de s'arrêter et de faire marche arrière, surtout quand une personne emprunte un chemin qui ne lui plait pas.
_ Merci. Merci de me mettre face à mes contradictions. Il me reste du travail mais je pense y arriver maintenant.
_ J'espère avoir répondu à tes questions.
_ Bah, j'étais venu sans questions, c'est vous qui m'en avez posées.
_ C'est vrai. J'espère avoir pu t'apporter un point de vue intéressant.
_ Oh oui ! merci beaucoup.
_ As-tu des questions au final ?
_Oui ! une ! j'ai une interne qui me harcèle pour que je lui donne les données de ma thèse pour qu'elle fasse la sienne sur le même sujet. Et j'ai des sentiments très mitigés par rapport à ça.
_ Pourquoi ?
_ Parce que nous avons le même directeur de thèse et lui, son but, c'est de prouver qu'il a raison, pas de faire avancer la science. Je n'ai pas tellement envie d'apporter de l'eau à son moulin.
_ Je peux comprendre. Mais si vous avez le même directeur de thèse, il n'a pas tes données déjà en sa possession ?
_ Si bien sûr ! plusieurs fois même, mais il ne les a jamais lues.
_ Déjà c'est inadmissible et en plus, c'est assez sournois de sa part. Si il sait qu'il a tes données et qu'il demande à son interne de quand même les récupérer auprès de toi, c'est qu'il y a anguille sous roche. A mon avis, il doit vouloir que tu t'impliques dans le travail de l'interne. Il va très certainement laisser l'interne se débrouiller toute seule, du coup, elle va se tourner vers toi puisque tu as déjà fait le même travail qu'elle. Et ton professeur compte sur ta bonne âme pour que tu aides cette pauvre interne.
_ Du coup, je fais quoi ? j'aide une personne en détresse et j'alimente la mégalomanie d'un professeur ?
_ Non. Tu vas te faire happer. Déjà, tu devrais prévenir cette interne qui n'a rien demandé. Il faut lui dire qu'elle est en présence d'un prédateur qui va l'utiliser, la sécher, la rincer, pour obtenir tout ce qu'il veut dans son propre intérêt sans se soucier du sien.
_ D'accord.
_ Et ensuite, tu ne rentres pas dans son jeu. Si ton but c'est de l'affronter sur le plan académique pour lui prouver à coup de stats qu'il a tort, tu vas perdre. Il est beaucoup plus doué que toi et a forcément beaucoup plus d'expérience s'il est arrivé là où il est. Si ton but c'est de profiter de se notoriété pour te faire un nom à côté de lui, il faut savoir dès le départ que tu seras toujours dans son ombre. Vu la conversation que nous venons d'avoir, ça m'étonnerait que ce soit cette voie que tu choisisses.
_ En effet.
_ Il y a deux alternatives face à un prédateur : la fuite ou le nombre. Toi, tu te sens tout seul d'après ce que tu m'as dit. C'est faux. Il y a plusieurs internes et ex-internes dans ta situation. Tu as le droit de dénoncer les pratiques de ce professeurs maltraitant. A force, toutes ces pratiques seront bannies. Ça prendra du temps, mais tu peux y contribuer.
_ Merci, merci beaucoup pour vos conseils et votre regard avisé.
_ Je n'ai fait que transmettre tes pensées à toi-même. Elles étaient bloquées par tes peurs.
_ Bon, je vais retourner à Paris, puis sur mon ile, puis à l'hôpital. Je vais prendre mon courage à deux mains et je vais faire ce que me dicte mon cœur.
_ Voilà. Bon courage dans ce que tu vas entreprendre, quels que soient tes choix.
_ Merci. Je pense que je vais vaillamment aller là où nul homme n'est allé avant.
Karma a joint les doigts de sa main droite, index et majeur collés, annulaire et auriculaire aussi et m'a salué.
_ Longue vie et prospérité."


C'est avec un maigre espoir que les choses iront mieux que je retourne sur Paris, puis à l'aéroport puis vers mon ile. Dans l'avion, de nuit cette fois-ci, j'ai quand même le temps de réfléchir à tout cela.

Alors non, Dr Karma ne m'a donné aucun conseils pour résoudre ma crise sentimentale. Par contre, c'est un soignant, comme moi. Oui, je me considère encore comme thérapeute. Dans un piètre état, mais l'envie est là. C'est juste qu'il faut que je me pose les questions fondamentales. Ça fait depuis que je prépare le concours de fin de 6° année, l'ENC, que je ne me suis pas arrêté cinq minutes pour penser à mon métier, ce qu'il est, ce que j'ai envie de faire avec la formation que j'ai reçue. Quel médecin ai-je envie d'être ?

Pour commencer, pas celui que je suis devenu. C'est assez clair. Mais quoi alors ? qu'est-ce qui me soule le plus dans mon boulot actuel ? la réponse me saute aux yeux : l'argent. Pas le fait d'être salarié et donc des revenus fixes, que je bosses 35 ou 100 heures par semaine. Non. Le fait que pour chaque patient hospitalisé, il faille que je raisonne en terme de rentabilité pour le service, indépendamment de sa pathologie ni de ses besoins. Réfléchir à combien un "client" peut rapporter au service et pas ce que l'hospitalisation peut apporter au patient. Si je poursuis sur la voie actuelle, cette préoccupation ne va faire qu'augmenter. Et je ne parle même pas de ma liberté ni de mon indépendance !
Si je devais un jour devenir professeur, ce qui devrait arriver en continuant comme ça, mon envie principale serait d'enseigner ce que je veux, de travailler comme je veux et de diriger les recherches que je veux. Or, ça n'a pas du tout l'air de se présenter comme ça.

Bon, j'ai identifié ce que je ne veux pas mais je n'ai toujours pas répondu à ce que je veux réellement. Qu'est-ce que tu veux Georges ! et dans ma tête, ces mots sont prononcés avec la voix de Lola. Ah, elle me manque. Dans des moments comme ceux là, j'aime qu'elle me titille dans les recoins de ma pensée, pile là où il faut chercher les réponses. C'est un truc que j'...OH !
On se recentre là ! Hop hop hop ! ce n'est pas le moment de fuir les réponses là ! tu es en train de jouer le reste de ta vie. Alors concentre toi, ok ?!

Les passagers de l'avion doivent me prendre pour un taré de me claquer les joues des deux mains et je ne suis pas sûr que leur montrer ma carte de médecin les rassurerait.

Si tu imaginais ta vie dans 5 ans, qu'y verrais-tu ?

D'abord, je ne pensais pas que ce serait si important pour moi, mais depuis que Dr Schleck m'a coupé toute latitude à l'hôpital, j'ai le sentiment que mon indépendance est capitale. J'ai besoin de pouvoir décider seul de ma façon de bosser, de mes horaires, mes jours de vacances et dépendre de qui que ce soit va me faire chier de plus en plus, je le sens.
J'ai besoin de prendre le temps que j'ai envie avec mes patients. Cinq minutes si tout va bien chez un que je suis régulièrement, un heure chez un nouveau si nécessaire. Et personne pour m'imposer un rythme d'efficience.
Le corolaire, c'est que l'argent ne doit plus être un problème. Si je veux partir quand je veux en vacances et ne pas avoir un nombre de consultations par jour imposé, il faut que je gagne suffisamment en bossant un minimum. Pas forcément pour rouler sur l'or, je m'en fous. Si c'est pour gagner pareil qu'à l'hôpital mais avoir mon autonomie, je prends.

Conclusion : il faut que je quitte l'hôpital.

Alors, Georges, si je résume, tu veux être ton propre patron, choisir tes horaires de travail, tes vacances, gagner suffisamment pour n'avoir aucune épée de Damoclès sur ton activité. Ouais, en gros, tu veux être libre. Et avec cette liberté, tu feras quoi ? hein ?

Je veux du temps. Pour moi, pour lire, pour faire du sport, pour cuisiner, pour voyager. Personne ne me le donnera. C'est à moi de le créer. La conclusion de toutes ces réflexions c'est qu'il faut que je quitte l'hôpital. Mais pour faire quoi ? je peux toujours faire des remplacements en libéral, ça m'avait réussi et j'aimais ça. Mes remplacé(es) aussi. Oui, je peux faire ça. Je ne roulerai pas sur l'or, les périodes de boulot seront instables, inconstantes, mais bien payées. Une sorte de vie de Bohème.
Ah zut ! si je remplace, je ne pourrais pas faire ce que je veux. Il faudra que je colle aux habitudes du médecin que je remplace. Pas seulement pour ne pas le ou la vexer, mais par rapport aux patients et aux médecins correspondants.

Ça veut dire qu'il faut que j'ouvre mon cabinet.

Avec toutes les incertitudes que cela comporte. Avec toutes les nouvelles compétences que je vais devoir acquérir : la comptabilité, les impôts, la gestion de... de tout. Suis-je prêt à cela ? ça fait peur quand même. Monter un cabinet de spécialiste de toute pièce ! qui va pouvoir m'aider ? par où commencer ?

Oh Georges ! chaque chose en son temps ! tu viens de dire que ce que tu voulais dans ta vie, c'est du temps. Alors ne te mets pas la pression, donne toi le temps pour répondre à tout ça.

Après une bonne nuit de sommeil dans l'avion (putain, ça faisait longtemps que je n'avais pas dormi aussi bien), j'ai enfilé mes chaussures de rando. C'est ce que j'ai de mieux à faire en ce samedi. Pas de musique. J'ai besoin de mettre mes idées en ordre. L'itinéraire est tout choisi : l'ascension du point culminant de l'ile. Combien de temps affiché en marchant ? 8 heures ? Je vais te boucler ça en 6.

Je serre mes lacets, c'est parti. Un petit coup d’œil vers le sommet pour se motiver et j'enchaine les petites foulées.

Priorisons. Un proverbe chinois dit : "si tu dois avaler deux grenouilles, commence par la plus grosse; la deuxième ne te sembleras pas si difficile". C'est quoi le plus gros crapaud de ma vie actuelle ? Dr Schleck ! enfin, pas elle directement, mais ce qu'elle représente. Non, pas son autorité, mais le système de gouvernance managériale de l'hôpital. Je ne veux plus être un rouage de cette machine.
D'accord, mais comment faire ? il te faut un plan d'attaque.

Ok. Alors, je vais aller dans son bureau lundi matin et lui signaler ma démission. Elle va t'envoyer péter et disant un truc du genre "tu es ma chose et je fais de toi ce que je veux. Tu es attaché à ce service et je ne te laisserai pas partir".
Tu vas répondre que tu es un individu doté d'un libre arbitre et que tu décline sa proposition BDSM aussi alléchante soit elle.
Elle va ensuite répondre que tu as peut-être un libre arbitre mais que tu as surtout une grosse bite, pardon, un ego et que ça lui arracherait la peau du cul rien qu'à l'idée qu'un homme puisse renoncer au prestige et à la gloire que lui procurerait un poste de Professeur.
Je répondrai qu'elle s'arrache ce qu'elle veut, je ne coure pas après des trophées. Ce à quoi j'aspire, c'est du temps et ça ne s'achète pas. Et l'hôpital n'en vend certainement pas.
Elle te rétorquera que c'est vrai, l'hôpital ne vend pas du rêve mais que toi, t'en as acheté, et du lourd. Où est-ce que j'aurais vu qu'un métier pouvait offrir du temps et de l'argent ? certainement pas en médecine en tout cas. Qu'il aurait fallu faire fleuriste.
Alors là, je pourrais lui demander la dernière fois qu'elle est partie en vacances, la dernière fois qu'elle a vu ses gosses...mais ça serait mesquin et ce n'est pas moi. Je lui répondrai simplement qu'il n'y a aucune profession parfaite et que c'est à moi de créer le métier qui me convient, sur mesure.
Voyant qu'elle n'aura plus d'emprise sur moi, elle va certainement avoir recours aux menaces, du genre, si tu passes cette porte, n'espère pas remettre les pieds dans aucun hôpital de l'ile ni de métropole, je m'assurerai personnellement à ce que tu ne trouves de boulot nulle part. Ce à quoi je ne répondrai rien.

Oui, voilà, bon plan d'attaque. Crédible ? oui à mon sens. Des variations possibles par rapport à ce que j'anticipe ? oui, certainement. Significatives ? probablement. Pertinentes ? il y a peu de chances. Je pense que ça va se dérouler grosso modo comme imaginé à l'instant.

Bon, c'est quoi ma deuxième grenouille, déjà ? ah oui ! l'ouverture d'un cabinet ex nihilo. Rien que ça.

Je ne cours pas, je marche à mon rythme. J'ai prévu plein d'eau et de bouffe. D'ailleurs, je me sers, tout en continuant à marcher. Je transpire à grosses gouttes. J'ai atterri à 5h du mat et j'ai commencé l’ascension à peine après 8h du matin. La journée ne fais que commencer. Sous les frondaisons, il fait encore frais. Il n'est pas question que je prenne froid. Heureusement, quelques rayons traversent les branches et me réchauffent. Je suis baigné de verdure et j'ai l'odeur de l'humus plein les narines.

Comment je vais faire pour ouvrir un cabinet de consultation de spécialiste en libéral sans rien savoir dessus ? Bon, rien, t'exagères un peu. Tu as remplacé en libéral, tu sais à peu près à quoi ça ressemble quand même. Oui, mais l'envers du décor. Le concret. Tout ce qu'il y a derrière les consultations et que je n'ai pas vu. Qui peut me renseigner sur ces mystères ?
Peut-être tout simplement les libéraux que tu as remplacé ? Patate ! Tu ne représentes pas une menace pour eux, tu es loin, ce n'est pas comme si tu allais leur piquer leurs patients. Première chose que tu fais lundi, tu les appelles. Tous. Et tu extirpes toutes les informations que tu peux.
Ensuite, probablement qu'ils ne sauront pas tout ou alors seulement ce qui les concerne. Ta situation à toi sera certainement différente. Qui pourrait faire le tri parmi tout ça ? un comptable peut-être ? oui, probablement.

Donc lundi matin, tu poses ta démission. Ensuite, tu appelles la métropole. Après, tu travailles, quand même. Et juste avant la reprise, tu appelles un ou une comptable pour prendre rendez-vous et exposer ton projet.

Oui, le plan de bataille prend forme. Bravo Georges. Petit à petit tu reprends le contrôle de ta vie. Et je ne suis même pas arrivé au sommet encore !

Est-ce qu'il y avait d'autres sujets à aborder ? euh...non, je ne vois pas. Et merde, moi qui n'ai pas emporté ma musique. Je vais me faire chier sur tout le retour ! Oh, c'est bon, c'est pas comme si tu étais à l'article de la mort pour avoir oublié un ipod. Article. Oh putain !

J'avais oublié ce connard de Pr A de merde et sa pauvre nouvelle petite esclave à qui il fait faire son sale travail. Bon, mardi, tu lui réponds à cette interne. Gentiment mais fermement.

Euh...c'est tout ? il y a quelques mois, cela me semblait une montagne de devoir choisir entre collaborer ou décliner, choisir mes mots pour une réponse dans un sens ou dans l'autre. Finalement, en étant sur les flancs d'une montagne, je me sens tout léger. Il faut dire aussi que les conseils du Dr Karma sont passés par là. Rendons à César ce qui lui appartient.

Et après, hein ? d'autres sujets ? on en parle de ta vie sentimentale désastreuse ou pas ? Honnêtement ...non. Ce n'est pas par lâcheté, de ne pas vouloir voir les choses en face, non. C'est juste que je reprends ma vie en main petit à petit, je redeviens une personne qui me plait et qu'à partir de là, je plairai, forcément. A d'autres que moi-même bien sûr, hein, je n'ai pas l'intention de me marier avec ma main droite.

Et Lola dans tout ça ?

Mon cœur s'assombrit subitement et... HOP HOP HOP ! Oh là ! on ne perd pas le rythme ! Continue à marcher, Georges ! Ne lâche rien !

Oui, oh, c'est bon ça va ! c'est juste que j'ai honte de m'être comporté comme un parfait connard avec elle. En plus, elle n'a pas arrêté d'essayer de me prévenir que je fonçais droit dans le mur et je ne l'ai pas écoutée. Franchement, si je l'ai perdue comme amie, c'est bien fait, je l'aurai mérité.
Mais je n'ai pas envie de la perdre. C'est elle qui me pousse le mieux à me sortir de ma zone de confort pour me dépasser. Mieux que moi même. Grâce à elle, j'ai envie de devenir la personne qu'elle voit en moi. Elle me tenait en haute estime et je l'ai déçue. J'espère juste que ce n'est pas définitif.

Allez, avant toute choses, avant même ta démission de lundi, demain, dimanche, tu vas la voir et tu t'excuse le plus humblement possible. C'est ta priorité. Tu as beau te forger un nouveau métier à ta mesure avec tout le temps dont tu rêves, si t'en fais de la merde, de ce temps, ça ne sert à rien. Et elle, elle est toujours dans ton dos pour te pousser à donner le meilleur de toi. Une amie comme ça, tu ne la trouveras pas à tous les coins de rue, elle vaut de l'or, c'est un trésor, tu le sais et tu l'as laissée filer.

Mes pas m'amènent progressivement au sommet de l'ile. Le soleil aussi est à son zénith. J'embrasse toute cette terre du regard et je me sens microscopique. D'un tour d'horizon, je contemple tout ce qui s'offre à moi, y compris le chemin parcouru jusqu'ici. Tous les vents convergent ici. J'ai l'impression de sentir battre le pouls de toute l'ile. Je vois tout d'ici et pourtant je n'entends rien. A part le vent, c'est silencieux. Je peux redescendre avec sérénité.

Ça m'avait manqué, l'humilité. En même temps que ma sueur, j'ai éliminé pas mal de toxines de mon âme, j'ai transpiré mon ego et il s'est évaporé en me laissant moins surchauffé. Mon pas a davantage d'assurance, de stabilité maintenant que je sais où je vais. Surtout comment. J'ai un plan.

J'adore l'apaisement que me procure ces marches. Il faudrait que je le fasse plus souvent. D'ailleurs c'est quand la prochaine course ? à noter sur la liste des choses à faire mardi.

Je regarde ma montre. J'ai fait l'ascension en moins de 4 heures. Oh. L'aller-retour en moins de 6h, ça se fait, non ?



To be continued...




Vous trouverez sur le blog de Martin Winckler de nombreuses références sur la souffrance des soignants.
https://www.martinwinckler.com/spip.php?rubrique43
et
https://www.martinwinckler.com/spip.php?article1076

Le blog d'Hervé Maisonneuve offre aussi une multitude d'exemple, celui-ci par exemple :
http://www.h2mw.eu/redactionmedicale/2018/03/prout-prout-prout-que-je-taime-ou-lint%C3%A9grit%C3%A9-est-un-long-fleuve-tranquille-voire-une-imposture-.html
et il y en a beaucoup d'autres.

Le livre du Dr Dupagne raconte sa lutte contre le système de gestion de l'hôpital, disponible ici :
https://www.amazon.fr/revanche-du-rameur-Dominique-Dupagne/dp/2749915872/ref=sr_1_1?ie=UTF8&qid=1539005330&sr=8-1&keywords=la+revanche+du+rameur

Merci à Farfadoc de n'avoir pas fait fleuriste :
https://farfadoc.wordpress.com/2012/03/12/pourquoi-jai-bien-fait-de-pas-faire-fleuriste/


Je voudrais remercier encore MZ/MW pour son aimable autorisation à utiliser son personnage de Karma.