mardi 4 septembre 2018

L'Afrique est bonne hôtesse

Je pose les pieds sur le sol africain. C'est ridicule de simplifier un continent entier à un seul mot "Afrique". Comme si un américain en foulant le Danemark pouvaient dire "J'ai visité l'Europe". C'est vrai, mais c'est réducteur.
C'est la troisième fois que je pose les pieds en Afrique, à 3 endroits complètements différents et à des moments différents de ma vie. J'avais déjà raconté mon voyage au Maroc, juste au tout début de mon année sabbatique. J'étais au bord de l'implosion, ça m'a permis de faire un retour sur moi-même, savoir si j'abandonnais mes études de médecine si près de la fin ou si je continuais mais dans ce cas là, il fallait que je sache comment j'envisageais mon avenir professionnel. Beaucoup de choses s'étaient débloquées pendant ce séjour.

Je descends sur le tarmac de l'aéroport, assailli par la chaleur et l'humidité, mais j'aime cette sensation. C'est comme si le continent m'accueillait à bras ouverts et m’enlaçait de ses grands bras moites de sueurs.
Je récupère mon petit bagage sur le tapis roulant, je montre mon passeport et je sors de l'aérogare. Une voiture m'attends. Pas une limousine, quand même, faut pas exagérer, mais une vieille DS, hyper bien entretenue, noire, vitres teintées. Je suis limite surpris de ne pas voir flotter les drapeaux aux 4 coins.

Le chauffeur m'accueille, me serre la main chaleureusement, range mon bagage dans le coffre et m'embarque vers la réserve où travaille Fenouil. Il me questionne brièvement en anglais (Afrique anglophone) mais je suis perdu dans mes pensées et je ne réponds que par monosyllabes. Le chauffeur pense que j'ai un jet lag et me laisse me reposer.

Mes pensées s'envolent vers la première fois que j'ai visité l'Afrique, francophone cette fois là. J'étais externe. Enfin...je voulais abandonner médecine déjà à l'époque. En fait, à avoir terminé le concours ante-pénultième, j'ai le syndrome de l'imposteur : j'ai presque honte d'être à ma place, je n'y ai pas de légitimité, je ne devrais pas être là. Donc je doute d'avoir choisi la bonne voie. Et je me remets en questions en permanence. A cette époque là, j'avais complètement séché les cours, trouvé du boulot, gagné ma vie autant que possible et c'était vachement plus gratifiant que les bancs de la fac. Surtout que c'était la première année de mon externat, c'est à dire que je passais tous les matins à l'hôpital à apprendre la médecine. Ça devrait me plaire, penseriez-vous. Je vais vous raconter la réalité du terrain.

En théorie, on suit un chef de près, et il nous apprend tout ce qu'il sait. On s'occupe de 2 à 5 patients, on les examine, les interroge pour connaître leurs symptômes, la chronologie des événements, leur traitements, leurs antécédents... enfin la vie, quoi. Leur vie. Ensuite, on retourne dans notre bureau, on regroupe toutes ces informations dans une observation inscrite dans le dossier médical. On extrait de l'ensemble des symptômes un syndrome et l'après-midi, on va à la fac bosser le-dit syndrome, pour en connaître les tenants et aboutissants, les causes, conséquences et traitements.

De retour le lendemain dans le service, on peut affronter la maladie les yeux dans les yeux, en disant à son ennemi : "Je te connais et je n'ai plus peur de toi". On peut alors informer le patient, lui administrer son traitement, le guérir et le voir rentrer chez lui avec une petite larmichette de bonheur de travail accompli.

Bon, ça, c'est quand on bosse à la fac de médecine des bisounours. En vrai, le matin, en arrivant à l'hôpital, chaque externe se tire dans les pattes pour avoir le moins de patients possible pour pouvoir se barrer tôt (je vous expliquerai après). Ensuite, c'est la guerre : il n'y a qu'un seul appareil à ECG pour 6 patients entrés hier après-midi. Il faut être le plus rapide pour l'attraper et avoir la chance de ne pas être celui qui doit aller à la réserve chercher du papier en cas de rupture.

Ensuite, on va voir notre nouveau patient, on lui pose un tas de questions sur une pathologie dont on ne connait forcément rien, en 4°année de médecine, on est des bébés docteurs, on ne sait rien de la thérapeutique. Par contre, on connait vachement bien l'anatomie, la physiologie, la pharmacologie...que des trucs super théoriques qui ne portent aucun sens concret (pour l'instant).
Le plus malheureux c'est que le patient, lui, a des questions concrètes auxquelles on ne peut pas répondre.

Ensuite, on gratte notre observation que personne ne va jamais lire sauf un juge en cas de procès. On trie la TONNE de papiers qui arrive le matin par le courrier : des résultats biologiques, des fax de médecins extérieurs à l'hôpital, des compte-rendus divers et variés, des doublons, des triplons, des feuilles vierges...Tout cela à trier et ranger dans les dossiers des patients hospitalisés. Une partie de ce qui reste, à ranger au secrétariat dans les dossiers des patients hospitalisés les semaines précédentes et pour le reste du reste, à ranger aux archives.

Avec de la chance, un interne fait une visite tous les jours accompagnés de ses externes, mais bon, c'est comme si un élève de maternelle apprenait à lire avec un élève de CP...Rien de vexant ou d'humiliant mais c'est un état de fait : un interne c'est juste un externe avec un concours de plus. C'est toujours un babydoc avec un peu plus de savoir théorique et toujours aussi peu d'expérience.

Avec de la chance, un chef (en vrai, un chef, c'est juste un ex-interne qui a passé sa thèse) ou un professeur passe une fois par semaine pour la visite dite professorale. C'est la messe (ou la kermesse, ça dépend). On peut alors assister à un défilé d'externes, internes, infirmiers, cadres...suivre un professeur, s'entasser à 15 dans la chambre d'un patient en pyjama sans lui demander son avis, discuter de lui à la troisième personne, en sa présence, sans jamais le regarder en face, aborder sa pathologie avec des mots compliqués, que ça serait une liturgie en latin que ça serait pareil, ressortir de sa chambre sans merci ni merde et recommencer dans la chambre d'après.

Avec de la chance, au milieu de ce capharnaüm, le professeur a eu le temps faire le point sur la pathologie en question, un externe a pu poser une question et avoir une réponse.

Avec de la chance, la visite finit avant 14h, heure de fermeture de la cantine. Puis direction la fac, où les mêmes professeurs du matin sont censés venir faire la même chose l'après-midi mais devant un tableau noir. Sauf que, préoccupés par leurs responsabilités multiples, la moitié du temps, ils sont absents.
Alors, pour ne pas être venu à la fac pour rien, on se dirige vers la BU (bibliothèque universitaire) et c'est là l'intérêt de finir tôt le matin : avoir une place.

Et le soir, en rentrant chez soi, il faut encore lire les cours pour le lendemain, bosser les pathologies pour les patients du lendemain, fouiller sur internet pour dégotter LE truc, ZE info qui nous manquait concernant le sujet du moment.

Vous comprendrez que cette période de ma vie a été peu gratifiante. Du coup, j'ai redoublé. J'ai pu mieux comprendre ce qu'on attendait de moi pendant mes stages (esclave en gros) et ce qui m'attendait pour le concours (qui n'a rien à voir avec les patients), puis l'internat (esclave aussi, mais je ne le savais pas encore). J'ai alors voulu me confronter à la réalité : dans les hôpitaux de France, on traite des maladies qui tuent à petit feu si je puis dire. Cancer, diabète, hypertension...et on gère les handicaps que cela génère derrière. L'essentiel du travail du médecin français c'est donc d'augmenter la qualité de vie puisque l'hygiène, les antibiotiques et les vaccins se sont déjà chargés de la quantité de vie.
Et en matière de qualité de vie, je suis une sous-merde ! je ne sais pas du tout soulager la souffrance des patients. On ne m'a pas appris à le faire en tout cas, ni en stage, ni en cours.

Quand on n'est encore que bébé docteur, on aimerait apprendre la médecine sur des sujets faciles : un symptôme = une maladie = un traitement ! facile ! genre chancre dur = syphilis = pénicilline.
Après seulement, on peut rajouter de la complexité petit à petit.
Mais la réalité est ainsi faite que les maladies sont des entités complexes, présentées par des gens ayant un vécu, un historique et une représentation de ce qui leur arrive. Confronter le savoir théorique et l'expérience clinique face au ressenti du patient et soulager ses souffrances à la fois physiques et psychiques, c'est tout ce qui fait la beauté de ce métier. Et sa complexité aussi.

Sauf que sortir du tube à essai et intégrer la complexité dans son entièreté, ça demande un pas de géant que je n'étais pas prêt à franchir, moi, pauvre paladin niveau 1.

Que se passe-t-il dans des pays délaissés par la technologie médicale et la thérapeutique ? est-ce que je servirais à quelque chose dans ces zones ? est-ce que ce que j'ai bossé dur à acquérir servira ? Et pour prendre peu de risque d'être inutile face au peu de bagage médical accumulé en 5 ans, pourquoi ne pas aller dans le pays le moins doté au niveau médical ? S'ils n'ont rien, le peu que je pourrais apporter sera d'une grande aide, non ?

J'ai donc pris mon courage à deux mains et me suis armé de patience : j'ai appelé l'administration de la fac.

"_ Bonjour, je voudrais faire un stage d'été dans un pays africain, est-ce que vous auriez un terrain de stage à me proposer ?
_ Vous êtes ?
_ Zafran, Georges.
_ Mais vous n'avez pas besoin de faire de stage cet été parce que vous avez redoublé.
_ Oui mais je voudrais en faire un quand même.
_ Oui et je vous dis que vous n'avez pas besoin.
_ Oui et je vous dis que j'ai envie d'en faire un, même si je n'ai pas besoin.
_ Oui et bien parce que vous n'en avez pas besoin, je n'ai pas de terrain de stage à vous proposer.
_ Je m'en fous que ce soit validé par la fac ou pas, je veux juste partir faire un stage là-bas et savoir si vous aviez des retours positifs d'étudiants qui soient allés quelque part. C'est pas compliqué, si ?"

Bah apparemment si. La fac ne m'a rien proposé comme lieu de stage, ni comme contact, ni des noms d'étudiants qui auraient fait un stage d'été à l'étranger. Rien. Je suis donc allé voir l'asso des étudiants pour qu'ils m'aident un peu.
Eux ont pu me donner quelques contacts. Je vais anonymiser les lieux et les gens, mais vous comprendrez sans problème.

J'avais bossé pendant 1 an, des boulots de nuits, pour me payer ce billet. J'arrive sur place, la descente de l'avion, la même sensation que j'ai raconté plus haut, cette chaleur moite qui vous saisit les narines et les poumons.
Je prends un taxi, accompagné d'un autre étudiant français, accueillis par un étudiant local, Moussa. Nous traversons la ville et au lieu de monuments ou d'avenues célèbres, nous croisons beaucoup de militaires kakis, armés d'une kalachnikov dans une main et d'une bière dans l'autre, à l'air peu avenants.

L'un d'eux nous arrête.
"_ Descendez du véhicule s'il vous plait.
Moussa nous intime de nous taire et de le laisser parler.
_ Que venez-vous faire dans notre pays ?
_ Ce sont des étudiants comme moi. Ils viennent pour apprendre comment ça se passe ici.
_ Ah, donc pas des touristes alors.
Un peu déçu. Il renchérit.
_ Vous venez étudier ici ? vous venez étudier quoi ?
Et moi, naïvement :
_ La médecine.
_ Ah vous êtes médecins ! vous avez des médicaments sur vous ?
Moussa rattrape le coup comme il peut.
_ Non, ce sont des étudiants, ils n'apportent rien mais veulent repartir avec notre savoir faire.
_ Je vais devoir contrôler vos passeports.
Nous nous plions à sa requête.
_ Et vos carnets de vaccination ?
Roger, l'étudiant croisé dans l'avion se raidit d'un coup.
_ Ah zut, je ne l'ai pas mis dans mon passeport, je l'ai laissé dans mon carnet de santé au fond de mon sac.
_ Je vais devoir confisquer vos sacs alors, à tous les trois.
Moussa se tourna discrètement vers moi.
_ Donne moi 500 balles.
_ Quoi ?
_ Donne moi 500 francs CFA, ça fait un peu moins d'un euro. Vite !
Puis se tourna vers le militaire
_ Monsieur l'officier, temporisa Moussa, ils sont étudiants en médecine. Ils sont forcément vaccinés. D'ailleurs voici la monnaie qui reste après avoir acheté leurs vaccins. Je suis sûr qu'avec votre aide, ils feront de l'excellent travail dans notre pays.
_ Ah d'accord, d'accord. Bon circulez alors."

Nous repartons dans notre taxi. Moussa me corrige poliment :
"_ Faut faire gaffe à ce que tu dis ici. Il était à deux doigts de confisquer tes bagages.
_ Mais pourquoi faire ?
_ Bah pour te piquer les médicaments que tu as sur toi.
_ Et les vendre au marché noir ? sans mauvais jeu de mot, je précise.
_ Non, au marché normal. Ici c'est comme ça qu'on achète les médicaments. Il y a des pharmacies mais c'est très cher alors les gens préfèrent acheter des médicaments de seconde main.
_ Je ne comprends toujours pas pourquoi il voulait nous confisquer nos éventuels médocs. Pour éviter le trafic ?
_ Non, pour en faire au contraire.
_ ... Non, je comprends encore moins.
_ Je t'explique : il faut comprendre que les militaires n'ont pas été payés depuis plusieurs mois. Alors ce militaire que tu as croisé, comment il fait pour nourrir ses enfants le soir en rentrant chez lui ? il se débrouille comme il peut, il fait du trafic, il demande un petit backshish par ci par là. C'est normal au fond, quand tu sais que ce n'est pas par méchanceté.
_ En effet, je ne voyais pas les choses comme ça."
Et j'étais encore loin d'imaginer toutes les occasions que j'aurai de changer de point de vue.

Nous avons continué notre route et notre séjour plus sereinement, toujours avec un petit pourboire en prévision. Ce qui m'a le plus marqué ? la permanence militaire ? non. Le petit déjeuner au sandwich à l'omelette ? non. Le goût des ananas et des bananes ? non et pourtant, il y avait de quoi. Les repas dans la rue en sortant de stage ? avec, dans le désordre, les soupes de pattes de poulets, la viande de chèvre séchée, les brochettes de ... viande (je n'ai jamais su ce que c'était). Non. C'était les pathologies. Ce que j'étais venu chercher. A ma grande surprise, ce n'étaient pas des pathologies typiquement locales et exotiques, comme des maladies tropicales. Non, c'étaient les bonnes vieilles mêmes pathologies qu'en France mais...level 60.

J'ai fait mon stage en cardiologie, médecine interne et pédiatrie, pendant 2 mois au total. Et j'ai plus appris pendant ces 2 mois que pendant les 2 ans qui ont suivis. Ces deux mois m'ont tellement forgés au plus profond de moi qu'ils ont maintenus leur influence jusqu'à aujourd'hui. Il ne se passe pas un jour sans que j'y repense.

Je vous relate pèle mêle.

En cardiologie, j'ai vu un homme quasiment entièrement paralysé, aphasique, avec des escarres profondes comme le poing, d'où voletaient des mouches. Il était nourri par sa famille qui dormait sur des nattes dans la cour de l'hôpital et qui préparaient ses repas à l'aide d'un petit brasero, à même le sol. Le patient dormait dans sa chambre d'hôpital, sur une natte posée sur le carrelage.

Il venait pour son troisième AVC en moins d'un an. Alors là, ça va très vite dans ma petite tête d'externe.

Quelle était la cause de son AVC ? son hypertension très probablement. La seule prise de TA qu'il a eu, à son admission, était à 20/12cmHg (pour ceux à qui ça parle). Il avait un traitement ? oui bien sûr, une boite de Lowtensor. Une seule. En 1 an. Une seule boite, pour 1 mois, coûte environ 1600 Francs CFA. Le salaire moyen est d'environ 24000 Francs CFA, soit 1/15 du revenu mensuel. Ça ne représente pas grand chose c'est vrai, mais quand vous avez 12 bouches à nourrir, ça fait l'équivalent d'une treizième. Le patient était cordonnier. Paralysé, vous imaginez bien qu'il ne peut plus travailler. Donc un quinzième de zéro ça fait ... ? il est relativement facile de comprendre que la treizième bouche saute assez rapidement.
Et tout ça, c'est sans compter aussi le traitement anti agrégant, entre 1950 f CFA et 16500 f CFA la boite selon la molécule, ni le traitement de sa plaie.

Est-ce qu'il n'aurait pas en plus une cardiopathie emboligène ce patient ? pour les non initiés, est-ce qu'il n'aurait pas une maladie de son coeur qui enverrait des petits caillots dans son cerveau ? peut-être. Lui faire un ECG ? ok, faut demander à sa famille s'ils accepteraient de débourser 1000 f CFA pour satisfaire la curiosité du médecin, pour un examen qui ne changera rien ni à la prise en charge du patient ni à son pronostic.

Ça m'a appris à réellement peser le pour et le contre d'un examen complémentaire. En ai-je réellement besoin ? le bien du médecin n'est pas forcément le bien du patient.

J'ai appris à interpréter un ECG, réellement. J'ai même vu mon premier Wolf-Parkinson-White là-bas. Sauf que, pas de bol, le patient avait un palu et la quinine est contre-indiquée dans ce cas précis. Que faire ? si on ne traite pas son palu, il risque mourir. Si on le traite, il risque mourir aussi. Après explication, le patient est rentré chez lui, sans traitement. Primum non nocere j'imagine. 

J'ai compris ce qu'était une tamponnade, une vraie, vous savez le signe pathognomonique de l'arrêt du pouls à l'inspiration profonde ? bah je l'ai senti.

En médecine interne, j'ai vu une dame qui venait pour hypotension. Elle venait de se marier, la semaine dernière. Sur son corps, j'ai vu les plus grosses vergetures de ma vie. Elle faisait 150kg à vue d’œil. Et dans, un pays pauvre, ça se remarque très vite. TA 9/4cmHg. Diagnostic ?
Le chef de médecine interne (un des médecins les plus compétents que j'ai jamais rencontré, un local) avait trouvé le diagnostic au premier coup : elle a pris des corticoïdes, achetés au marché, pendant 1 mois avant son mariage, pour grossir. Parce qu'ici, le standard de beauté, c'est plus Firmine Richard que Lupito Nyong'o.
Après son mariage, après avoir pris le poids désiré, elle a arrêté brutalement ses corticoïdes. Du coup, forcément, elle s'est retrouvée en insuffisance surrénalienne aigüe.

J'ai vu une jeune fille de 18 ans...au début tout le monde était content, mariée, rapidement enceinte mais...arrivés 9 mois, avec son gros ventre, pas d'accouchement. Inquiétude. Le ventre n'est pas si gros que ça en fin de compte. La famille se cotise pour une échographie. Ce n'est pas une grossesse comme les autres, c'est un choriocarcinome, un cancer de l'utérus. La radio des poumons n'était pas belle du tout. Je me suis senti très démuni.

Juste à côté d'elle, il y avait une autre jeune fille de 18 ans...Sa mère aussi, à peine mariée, enceinte, accouchement sans soucis sauf que...un jour, sa fille a fait une jaunisse qui n'est jamais passée jusqu'à ce jour. Elle avait un foie de la même taille que l'uterus de sa voisine. Sa mère avait attrapé le virus de l'hépatite B pendant sa grossesse. Sa fille était en train de mourir d'une cirrhose.
Je vous rappelle le prix des anti-viraux ? ne parlons même pas des anti-rejets de greffe.


Et pour finir, en pédiatrie, j'ai vu un enfant de 6 mois, amené par ses parents après 1 mois de diarrhées. Ils étaient allés voir le guérisseur local qui, en voyant sa fontanelle enfoncée (signe de déshydratation sévère) et voyant le cerveau pulser à travers, s'était dit que c'était mauvais signe (c'est vrai) et avait préconisé de recouvrir la fontanelle de bouse et de paille (c'est moins pertinent tout de suite).
Comme leur enfant n'allait pas mieux (surprenant) ils sont venus à l'hôpital en désespoir de cause. Sauf que le guérisseur avait coûté toutes leurs économies. Ils n'avaient plus assez pour ... rien. Il y avait un français qui travaillait dans l''hôpital, avec une barbe blanche, calme, serein. Ils nous a appris beaucoup de choses.
Voyant la détresse de cette famille, il s'est rendu à la pharmacie la plus proche, pris plusieurs sachets de SRO (soluté de réhydratation orale) à 300 f CFA l'unité (0,5 € chacun) et les a donnés à la famille, en disant qu'il fallait le mélanger avec de l'eau bouillie et faire refroidir, parce que l'eau non bouillie pouvait le rendre malade à nouveau.
Il a payé de sa poche une perfusion de sérum salé, passée dans l'après-midi et la famille a pu rentrer chez elle dans la soirée, sans comptabiliser une nuit d'hospitalisation.

Après ça, je n'ai plus quitté les semelles de ce docteur barbu. Il s'appelait Dr Karma. Un signe du destin sans doute.

Un soir, il nous amena prendre un verre, Roger et moi, les deux externes.
"_ J'en avais marre du système CHU à la française, j'avais besoin de changer d'air. J'ai décidé de passer 6 mois dans ce pays pour me changer les idées.
_ Et ça marche ?
_ Oui en quelque sorte et puis ça me remet les pieds sur terre également.
_ C'est à dire ?
_ En fait, je suis arrivé avec un organisme humanitaire pour installer des margelles à côté d'un puits dans un petit village pas loin d'ici. Ils avaient récolté plein de fonds pour acheter le matériel sur place et faire fonctionner l'économie locale. Bon, avec les douanes et la corruption, on s'est retrouvé avec moins de la moitié de l'argent. On a quand même affrété un camion avec des briques, du ciment et des plaquettes d'information sur la dracunculose, tu sais ? le parasite qui rentre sous la peau quand on a les pieds dans l'eau qui stagne. Donc, nous arrivons au village, nous construisons des margelles autour du puits, on explique aux locaux comment s'en servir. Tout se passe bien et nous nous en allons. Nous sommes repassé deux semaines plus tard pour vérifier comment ça se passait. Ils avaient détruit les margelles, pris les briques et retapé leurs maisons avec.
_ Oh, mince !
_ Nous avions pensé à plein trucs sauf à l'essentiel : avant de faire de la médecine, de débarquer avec nos gros sabots, nous avons oublié de vérifier si les gens avaient à manger et un toit sur leur tête. Du coup, cette aventure m'a bien aidé à relativiser les choses, à mettre les histoires personnelles en perspective et à les intégrer dans ma prise en charge. Ça tombe sous le sens mais en métropole, ça peut s'oublier facilement.
_ C'est vrai qu'en arrivant ici, je me rends compte qu'il y a plein de choses auxquelles on ne pense pas en France, tellement ça semble acquis.
_ J'ai beau critiquer mais on a quand même la chance d'avoir la Sécurité Sociale. Ça veut dire que tu débourse très peu pour te payer tes soins. C'est une chance rare ! Ici, regarde ! ils galèrent pour se payer un pauvre SRO qui peut leur sauver la vie. En France on râle quand on doit avancer des frais de consultation qui seront de toute manière remboursés par la mutuelle. Ça fait relativiser.
_ C'est sûr. Mais à part ça, qu'est-ce qui vous a le plus marqué ici ?
_ Ils ont les même pathologies que nous, les mêmes préoccupations.
_ Ah bon ?
_ Oui : manger, dormir, être heureux. Ce que Voltaire disait déjà il y a 220 ans ! et la maladie vient mettre le bazar dans tout ça. C'est à nous de les re-rendre heureux. Il y a certaines pathologies où il faut apprendre à vivre avec et d'autres qu'on peut guérir. Mais dans tous les cas, on peut améliorer le vécu des patients. Comme partout.
_ Je ne voyais pas les choses comme ça.
_ Tu n'es pas le seul. Quand on pense humanitaire, tout le monde pense à "Afrique" en premier alors qu'il y a autant à faire près de chez soi.
_ Du coup, pourquoi est-ce qu'on préfère partir loin pour regarder les gens mourir plutôt que de servir à quelque chose dans son patelin.
_ Je n'ai pas de réponse, que des pistes de réflexion. D'abord, on part souvent pour se découvrir soi-même. Changer d'environnement est plus propice à cette rencontre intime. Rester chez soi ne permet pas toujours ce changement de repères nécessaire. Et puis il y a une part moins avouable, un côté un peu voyeur, sadique, à contempler la souffrance d'autrui. Et ça, on préfère dévoiler notre côté peu moins noble loin de nos proches.
_ Je ne sais pas. Moi, je suis venu ici parce que j'avais envie de servir à quelque chose. En métropole, je ne sais rien et je ne sers à rien.
_ Et alors ? depuis que tu es ici, tu as le sentiment de servir à quelque chose ? de faire la différence ?
_ Non, je ne sers toujours à rien mais j'apprends plein de trucs.
_ Des trucs que tu n'aurais pas pu apprendre en France ?
_ Bah si, mais c'est plus difficile. Il n'y a personne pour nous parrainer, on est livré à nous même et on doit tout apprendre tout seul.
_ Et ici ? on te tiens davantage par la main peut-être ?
_ Non, mais il me fallait ça pour me sortir les doigts du c...pardon, pour me bouger les fesses et me motiver à apprendre par moi-même.
_ C'est ce que je disais : certains ont besoin de changer d'environnement pour se changer soi-même. La question est : quand tu rentreras, comment est-ce que tu seras ?
_ Ah ! Autrement dit : est-ce que je vais garder mon changement en retournant dans mon milieu naturel ?
_ C'est ça.
_ Je ne sais pas, je vous dirai une fois rentré.
_ Ça roule, conclue-t-il d'un tintement de nos verres."

Les jours se suivirent et ne se ressemblèrent pas. J'ai eu la joie de constater que, plutôt que d'installer des couveuses hors de prix, ils ont tout simplement mis en place des "unité kangourou" c'est à dire des mamans qui se relayent pour porter les bébés prématurés tout contre leur peau, dans une écharpe, dans une pièce sans clim pour que les nourrissons finissent leur maturation à la bonne température. Ça ne coûte rien et c'est très efficace.

J'ai aussi ressenti la colère la plus brûlante devant des situations désarmantes. Voir une bébé de moins de 2h de vie, le regard déjà suppliant, maigre comme un clou, vomir le peu qu'il arrive à téter. Ne pas savoir ce qu'il a. Et 1h plus tard, voir sortir de l'unité kangourou une petite chose drapée entièrement d'un chiffon, le visage recouvert.
Ne pas savoir ce qu'il avait. Ne pas savoir quoi faire. Ne pouvoir rien faire. Ne pas savoir réconforter la mère. Ne pas pouvoir la réconforter car ne parlant pas la langue. Tenir une main, ne pouvoir faire que ça et se dire que rien que ça, c'est un début.  

Et puis rire, intérieurement parce que quand même. Quand un patient débarque du fin fond du trou du cul du patelin paumé de loin, à pied, avec un méga fièvre, que tu lui donnes un thermomètre à mercure, pour lui prendre la température, sans lui expliquer, parce que ça va de soi, normal quoi, et que le patient le bouffe, oui, le mange intégralement, que tu paniques, que tu vas chercher le Dr Karma :

"_ Putain ! Je fais quoi ?!?!
_ Mmm effectivement, c'est délicat. Il peut manger ? Il n'est pas en occlusion ?
_ Il n'a pas de bruits hydro-aériques mais en même temps il n'a rien bouffé depuis 3 jours qu'il marche.
_ Une défense abdominale ?
_ Bah il est maigre et musclé. Je n'arrive vraiment pas à savoir.
_ En général, la défense, ça se reconnait tout de suite. Dernières selles ?
_ Je ne sais pas, il ne parle pas français.
_ Flûte. Donc, on ne sait pas ce qu'il a. Mais en tout cas ça ne vient pas du ventre a priori. Il faudrait faire une radio quand même.
_ Oui bon ça d'accord. Mais pour le mercure qu'il a ingurgité ? Je fais quoi ?
_ Du blanc d’œuf.
_ Pardon ?
_ Tu vas au marché d'à côté, tu as encore le temps en te dépêchant, tu lui achètes une demi-douzaine d’œufs et tu reviens. Dans un bol, tu sépares les blancs des jaunes et tu lui donnes les blancs, crus. Tu sauras faire ?
_ Pas de soucis !"

Je suis parti en courant au marché avant que ça ferme à midi, ai cherché les poules dans ce capharnaüm, acheté des œufs, sauf que, rangés dans un sac plastique, c'est plus difficile pour faire le chemin du retour en courant.
Au final, on lui a donné ses 6 portions d'ovalbumine pour capter le mercure dans son tube digestif et éviter qu'il nous tape une intoxication aigüe. Mais vous allez me demander, sa fièvre, elle venait d'où ? et bien le monsieur, il a marché pendant 3 jours avec une péritonite appendiculaire. Donc oui, ça venait du ventre, et non, il n'avait pas de défense abdominale. Tout le monde n'a pas la même réaction face à la douleur et oui, même les signes cliniques les plus évidents peuvent nous jouer quelque tours.

Quelques jours avant la fin du séjour, Dr Karma nous a proposé de faire un pot de départ. Quelques verres de bière locale plus tard, les langues se délient. Karma me demande :
"_ Alors, bilan du séjour.
_ Finalement, je pense que je ne vais pas arrêter médecine.
Il manque s'étouffer avec sa bière.
_ Pardon ?
_ J'étais venu en désespoir de cause. Si vraiment la médecine ne me plait pas en Afrique, elle ne me plaira nulle part.
_ Euh...tu as conscience que la pratique de la médecine n'est pas la même en Afrique, en Chine, aux États-Unis ou en France.
_ Oui et non : ce sont les gens qui sont différents et en parallèle, ils sont identiques.
_ Mmm...développe je te prie.
_ Je veux dire, oui, la pratique n'est pas la même parce que les gens qui pratiquent la médecine et les patients qui la subissent ne sont pas les mêmes. Pourtant, les pathologies sont universelles.
_ C'est pas faux. Qu'est-ce que tu as retenu de la pratique locale et des gens locaux que tu vas rapporter en France.
_ Déjà, si je pouvais m'assoir dans la rue et taper la discut avec n'importe qui et lui offrir le thé, ça serait pas mal.
_ C'est un début.
_ Et puis tout simplement écouter les gens, ce qu'ils ont à me raconter.
_ C'est vrai. Mais ça n'a pas grand rapport avec la médecine, me dit-il avec une petit sourire dissimulé sous sa barbe buissonnante et mousseuse.
_ Bah si au contraire. C'est justement ça la médecine. Si le patient vient voir un soignant, c'est qu'il a une demande, une requête, une question, une peur, une angoisse. La première chose à faire, c'est savoir d'où vient cette peur et l'apaiser. Et quand cette peur provient de symptômes d'une maladie, là, je peux faire jouer un savoir théorique ou un savoir faire. Mais d'abord, tenir la main, accompagner, informer, tout ça, c'est du savoir vivre et j'ai bien peur qu'on ne l'enseigne pas à la fac de médecine.
_ Ah ah. Je vois que les choses ont bien muri dans cette petite tête d'étudiant, rétorqua-t-il avec de petites étoiles dans les yeux.
_ Mouais, sauf que je suis une grosses merde en relations humaines.
Pour la deuxième fois, Karma a failli avaler sa bière de travers. Sa barbe n'en était que plus luisante encore.
_ Pardon ?
_ Bah oui, ça fait 3 ans que je sèche la fac, que je lis tout ce que je peux lire. J'évite de voir du monde autant que possible. Je ne sais pas me comporter en société, je suis toujours en train de balancer une connerie qui met quelqu'un mal à l'aise, moi compris. Il va y avoir du boulot !
_ Oui mais comme tu dis, ça ne s'apprend pas à la fac.
_ Ouais t'as raison saucisson. Je vais continuer de sécher les cours. J'espère juste pouvoir trouver un maitre de stage comme vous, parce que t'es vachement bien, vous, comme prof.
_ Saucisson ? tu m'as appelé saucisson.
_ Oh merde ! pardon putain ! Euh, je veux dire...Oh et puis zut ! c'est bien la première fois que je suis détendu en société. Par contre, faut que je réduise l'alcool. Une demi-bière et je suis déjà bourré."


La route, la savane, la chaleur...cette ambiance m'a remémoré ces moments. Le moment où je suis devenu un homme, où j'ai pris mes études en main, sans attendre qu'on me guide. A mon retour, j'ai également pris ma vie sentimentale à bras le corps. Alors inexistante, j'ai vaincu ma timidité et abordé, essuyé des rejets sans me démonter, rencontré le sexe opposé avec tous ses attraits.

Curieusement, j'ai fini mes études de médecine et je suis en route pour retrouver une femme. La boucle est bouclée semble-t-il. Nous arrivons à destination, un domaine clôturé, façon Jurassic Park, empli de lodges en bois et en terre, aux toits de paille. C'est l'endroit où Fenouil travaille. Elle m'accueille en sortant du plus gros bâtiment, en pantacourt beige, chemise kaki clair, manches courtes, bien serrée sur sa poitrine généreuse et dont les boutons résistent tant bien que mal, chevelure dorée volant sous la brise torride, transportant à moi ses phéromones m'appelant à lui faire
sauvagement l'amour.


La suite au prochain numéro...



De quoi meurt-on dans le monde ?
http://www.lemonde.fr/planete/article/2014/12/18/de-quoi-meurt-on-dans-le-monde_4542392_3244.html

En Europe, le surpoids tue davantage que le tabac et les infections :
http://www.lemonde.fr/pathologies/article/2014/11/26/cancers-le-poids-de-l-obesite_4529285_1655270.html

La vision européenne sur "l'Afrique"excellemment bien résumée dans cette vidéo :
http://www.slateafrique.com/531439/sterotypes-afrique-humanitaire-metier-qui-sapprend





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