lundi 15 octobre 2018

Epilogue saison 2 : une course de fou 3 - partie 1

Dimanche.

Avec mes courbatures, je me souviens de l'ascension de la veille, de ma nouvelle confiance en moi, durement retrouvée au prix de douleurs morales infligées à moi-même et à mon entourage. D'ailleurs, il est temps. J'appelle Lola.

"_Ouais ! répondit-elle d'un ton ferme.
Au moins elle a décroché, c'est bon signe.
_ Salut Lola, je voulais m'excuser pour mon comportement de ces derniers temps. J'ai été un parfait connard, tu as essayé de me prévenir et je ne t'ai pas écouté. Je te demande humblement de me pardonner.
Je l'entends ronchonner intérieurement à travers le téléphone.
_ Mouais. C'est vrai, tu t'es comporté comme un connard. Et donc ?
_ J'ai bien réfléchi et je pense que je vais démissionner.
_ Oh bordel ! Ah oui, plutôt radicale comme décision. Mais n'est-ce pas un peu hâtif ?
Je tente un jeu de mot.
_ C'est toi qui est du-bite-hâtive.
J'attends sa réaction. 
_ Tu sais, quand il y a "bite" et "hâtif" dans le même mot, ça ne présage rien de bien folichon.
_ C'est bien vrai ça. Tu m'autorises à passer pour qu'on en discute ?
_ Oui, mais ça ne veut pas dire que je te pardonne complètement, hein ! Ne vas pas te faire des idées."

J'arrive chez elle avec un bouquet de tulipes. C'est la moindre des choses. Il parait qu'elles symbolisent le pardon. Je toque à la porte, elle vient ouvrir mais reste en arrière du pas de la porte, à une certaine distance de sécurité ou de froideur, elle garde une main sur la porte et me jauge. J'espère qu'elle sent toute la sincérité qu'il y a au fond de mes yeux. Son regard est si perçant qu'elle a du réussir à lire mon cœur, ma rate, mon foie...tous mes viscères.

"_ Bon ok, excuses acceptées.
_ Tu sais que je ne peux pas te mentir.
_ Me décevoir oui, me mentir non. Et puis t'as pas intérêt !
_ Promis, je ne te décevrai plus jamais.
_ Je l'espère. Elles sont belles tes fleurs, merci.
_ En gage de ma bonne foi.
_ Allez viens, on va en parler.
Elle attrape un sac à main grand format et deux paréos.
_ Euh...si tu as l'intention d'aller à la plage, je n'ai pas de maillot de bain.
_ Je te rappelle que je suis infirmière, que j'ai fais des centaines de toilettes à des hommes et que ce n'est pas la vue d'une kèkète supplémentaire qui va me faire peur.
_ A toi peut-être, mais les autres, ils n'ont rien demandé et je n'ai pas forcément envie de me mettre à poil.
_ Ah c'est bon, t'as qu'à rester en pantalon sur la plage. Ça va détonner un peu mais ce n'est pas grave.
_ Oui, tu as raison après tout.
_ J'ai toujours raison. Attends un peu.
Elle retourne dans la cuisine, saisit une bouillotte, la remplit de glace, de feuilles de menthe, de sucre de canne et d'eau pétillante.
_ Je pense qu'on va en avoir besoin avec tout ce que tu as à raconter.

Peu après, assis sur le sable, je lui fais un compte-rendu de ces derniers jours, la proposition du Dr Schleck, les cours de DESC, le Dr Karma et l'issue de mes réflexions. Le virgin mojito est fini depuis longtemps mais nous re remplissons notre thermos improvisée au fur et à mesure avec de l'eau plate. Ce n'est pas forcément très bon, mais c'est rigolo. 

_ Pour conclure, je vais démissionner de l'hôpital et ouvrir mon cabinet. Repartir de presque zéro.
_ Mon gars (une petite gorgée de bouillotte), tu as beaucoup de courage. Ce n'est pas donné à tout le monde de tout plaquer comme ça.
_ Du courage, pfff, mouais, plutôt du désespoir. Je sais que je ne serai jamais heureux si je reste là-bas. La seule chose qui me plaisait c'était de bosser avec toi et je ne l'aurai plus. Ce qui m'attriste, c'est que je vais devoir te quitter, professionnellement j'entends. En tant qu'amie, j'espère te garder le plus longtemps possible et ne plus merder comme je l'ai fait.
_ C'est tout de même admirable de voir la trajectoire que ta vie prend et de tout faire pour ne pas y aller quand la destination ne te convient pas. Comme je t'ai dit, tout le monde n'en est pas capable.

Elle prend une grande inspiration.
_ Tu sais, je suis un peu dans ce cas là. Je me sens coincée sur cette ile avec cette maison à crédit, un mec qui m'a laissé avec des dettes et de la méfiance envers tout être humain. Je me vois finir toute seule et aigrie par la vie et je ne sais pas quoi faire pour y remédier. Ou alors si, je sais, je vois ce qu'il faudrait que je fasse mais...
_ Tu n'oses pas ?
_ Ce n'est même pas ça, je me sens pétrifiée à l'idée de changer cette situation, même si elle ne me convient pas.
_ Tu as peur qu'il t'arrive du mal à nouveau ?
_ Non, pas vraiment. J'ai été chahutée par la vie, c'est vrai, j'ai surtout l'impression d'être encore sidérée, incapable de bouger. Un peu comme Loki après s'être fait attraper par Hulk à la fin des Avengers.
_ Oui, je saisis parfaitement la métaphore (hop, une gorgée de bouillotte). Figée physiquement, je peux comprendre, et sentimentalement aussi. Je me reconnais très bien dans cette image. Ce n'est pas demain la veille que tu vas me reprendre dans une relation amoureuse.
_ Carrément ! vu les événements récents, c'est normal.
_ Et j'imagine que toi ça doit être pareil.
_ Grave ! manquant de s'étouffer avec la bouillotte. Alors ça tombe sous le sens que nous nous soyons liés d'amitié. Regarde nous. Il n'y a encore pas très longtemps, tu essayais de te débattre un peu mais tu enchainais les catastrophes sentimentales jusqu'à te mettre au fond du trou. Moi ça fait un petit moment que j'y suis. C'est parfait, nous n'attendons rien de l'autre et nous ne tenterons jamais rien l'un envers l'autre. C'est très bien. Enfin une amitié construite sur des bases saines.
_ Aaaaah ouais, c'est reposant, pas à se soucier de si un mot ou une attention que je vais avoir va être interprétée comme une avance. J'en ai marre de tout ça, tu as raison, on est très bien tous les deux, comme on est.
_ Et alors sex-friends, n'en parlons pas.
_ Non, ce n'est même pas la peine : nous savons très bien que ça ne marche pas. Il y en a toujours un pour éprouver des sentiments et tout gâcher.
_ Tu as absolument raison ! Merde à l'amour !
_ Ouais ! merde à tout ça. Je n'en peux plus de la drague, des faux-semblants, du jeu de la séduction. Putain, je veux de la sincérité, bordel !
_ C'est clair, quelqu'un en qui on pourrait avoir confiance pour une fois.
_ C'est ça. Je ne veux pas d'une connasse qui va essayer de me changer pour que je ressemble à son prince charmant. J'en veux une qui me prenne comme je suis, avec mes gouts de chiotte et mes hobbies de vieux. Je veux garder mon indépendance.
_ Pitié, pas un bonhomme qui va me prendre pour sa mère, me traiter tantôt comme une princesse, tantôt comme une esclave. C'est bon, ça suffit ! pour moi un mec, c'est quelqu'un qui n'a pas peur de vivre avec une femme, entière, qui me laisse vivre, sans rien m'imposer. Avoir des couilles, c'est laisser la liberté à sa femme.
_ Je seconde complètement. Si je pouvais trinquer avec la bouillotte, je le ferais.
_ Regarde : je la tiens entre nous deux et on se tcheck le poing fermé.
Je m’exécute. Nous buvons chacun une gorgée de pseudo mojito, nous nous regardons brièvement, visiblement avec tous les deux la conneries dans les yeux. Après un décompte silencieux, nous nous sourions simultanément, exubéramment, pour montrer à l'autre la feuille de menthe collée à nos incisives respectives.

_ Ah et puis je veux pouvoir me marrer tous les jours. Je ne comprends pas les couples prêts à échanger leur joie contre de la stabilité ou du cul. Tu me connais, tu sais combien j'aime le sexe. Et bien je préfère cent fois rire tous les jours que baiser tous les jours.
_ Je seconde, dit-elle en me tcheckant à nouveau. Je préfère largement un mec avec de l'humour qu'un bourrin qui ne pense qu'à niquer. Même si je ne cache pas que si je pouvais avoir les deux en même temps, je ne cracherais pas dessus.
_ Les deux en même temps, tu veux dire que tu baiserais volontiers avec deux mecs, dont un avec de l'humour ?
_ Ah ah ah ! patate ! T'es con. Oh j'y pense. Surtout, je préfère un mec qui sait se servir de son cerveau plutôt que de sa bite. J'adore les gars intelligents. Je ne supporte pas les connards. Je suis un peu élitiste, j'avoue. Ça doit venir de mes deux parents profs.
_ Sans déconner ! tes deux parents sont profs ! moi aussi !
_ Oh le hasard de fou ! Il faudrait faire une étude pour voir parmi les professionnels soignants, le pourcentage de ceux qui ont des parents enseignants.
_ Ça serait super intéressant en effet. En tout cas, moi, je ne pourrais pas être avec une femme qui n'est pas dans le milieu médical. Ça me gonflerait de ne pas pouvoir me confier, de ne pas pouvoir parler de ce que je vis tous les jours sans que la personne en face comprenne la difficulté de la situation de soignant.
_ Complètement d'accord. Les discussions avec mon ex tournaient très vite court, ça a du jouer dans le divorce. Et puis, il ne supportait pas que je parle de caca.
_ Pourtant, s'il y a bien un avantage à notre profession, c'est bien de pouvoir parler de sécrétions diverses aux moments les plus incongrus, genre à table.
_ Ça me semble même inenvisageable de ne pas pouvoir parler des pustules de mes patients quand je rentre du boulot, enfin ! Les profs parlent bien de leurs élèves à table, nous on parle de vomi. C'est normal.
_ Voilà ! franchement, est-ce que c'est trop demander tout ça ?
_ Non, c'est même le minimum syndical."

J'ai un immense sourire collé entre mes deux oreilles, je contemple l'océan, je respire la brise qui commence à se rafraichir. Nous avons passé toute la journée sur la plage et ça faisait longtemps que je n'avais pas été heureux comme ça. Je me tourne vers ma voisine et il me semble voir en elle la même pétillance que je ressens en ce moment.
Nous remballons le peu d'affaires que nous avons pris avec nous, tous les deux penchés vers le sable, les fesses dressées vers le ciel. Il me vient alors une idée, je lui donne un coup de fesses pour la faire tomber. Elle ne se laisse pas faire, se rattrape avant la chute, se rue sur moi et glissant une patte derrière mes jambes pour me jeter au sol à mon tour. Elle arrive à me déséquilibrer. J'en profite pour l'attraper par la taille et la faire rouler avec moi. Je me retrouve sur elle, mes mains dans les siennes, nos jambes emmêlées, nos regard plongés l'un dans l'autre.
Nous restons comme cela, figés, immobiles, indécrochables. Le reste de la plage n'existe plus, le temps ne s'écoule plus. Il a bien fallu cligner à un moment, ou faire dégager une crampe, je ne sais pas quoi, mais quelque chose a brisé notre bulle et l'un de nous a bougé en premier. Lequel ? si ça se trouve, nous avons bougé en même temps. Je l'aide à se relever.

"_ Bon, hein, c'est pas tout mais il y en a qui bossent demain. Dont un qui va lâchement poser sa démission et m'abandonner.
_ Je ne t'abandonnerai pas. J'ai bien l'intention de venir te faire chier tous les soirs après le boulot pour que tu me parles de gangrène, encore et encore.
_ Oh oui ! devant notre petite assiette. Je vois ça d'avance.
Elle se tourne vers moi, me prend la main et prononce solennellement :
_ Docteur, j'accepte votre démission à une seule condition.
_ Oui, laquelle ?
_ Que nous passions tout notre temps libre ensemble...
_ C'est déjà le cas.
_ Chut ! que nous nous racontions nos journées respectives devant un repas...
_ Oui...
_ Et que le premier qui fait vomir l'autre a gagné. Le plus crado sera le mieux.
_ J'accepte !
_ Et que le plus dégueulasse gagne !"
Je l'ai raccompagnée chez elle et ce n'est qu'une fois arrivés que nous nous sommes rendus compte que nos mains étaient restées unies depuis la prononciation des termes du pari.

Le lundi est arrivé.
Avec étonnement et reconnaissance envers mes capacités d'anticipation, l'entretien avec le Dr Schleck s'est déroulé quasiment identiquement à ce que j'avais répété samedi en grimpant sur ma montagne. Il y a bien eu deux ou trois mots différents par ci par là, des réactions plus longues ou plus courtes que prévues et en réalité, je faisais preuve de beaucoup moins d'assurance que dans mes espérances. Mais dans l'ensemble, la démission a été acceptée.
Il ne me reste plus qu'un mois de boulot et ça, c'est une excellente nouvelle. Je l'ai d'ailleurs annoncée à Lola le soir même avec une bouteille d'eau pétillante coupée au jus de pomme. Rappelez-vous, j'ai dépensé toutes mes thunes restantes pour me faire claquer la porte au nez par un rhinocéros. Même âs de quoi acheter du champagne. Elle n'a pas vomi ce soir là.

Le lendemain, comme promis, j'ai répondu à l'interne du Pr A. Non je ne lui donnerai pas les données de ma thèse parce que le Pr A les a déjà. Il n'a seulement pas pris la peine de les lire. Je lui ai également conseillée de fuir le plus loin possible de ce prédateur académique. Elle m'a répondu dans la demi-heure qu'elle me remerciait de ma sincérité, qu'elle se doutait du traquenard dans lequel elle était mais qu'elle n'avait pas le choix parce qu'il lui avait promis un poste dans son service. Je lui ai souhaité bien du courage et bonne chance pour la suite de sa carrière universitaire.

Heureusement que l'envoie d'email ne s'accompagne d'une photo du rédacteur. La pauvre, elle aurait vu un grand sourire sur mon visage. Pas par sadisme, quand même, je ne suis pas comme ça. Non. Je suis juste heureux de quitter la galaxie des CHU. Comme chacun sait, notre Voie Lactée contient en son centre un trou noir. Je me sens tellement satisfait de quitter l'attraction d'un anus galactique avant de me faire définitivement happer et je ne voudrais tellement pas lui étaler mon bonheur à la face. Mais je n'y peux rien, je souris. Je me sens libre comme un oiseau.
Lola et moi avons picoré ensemble. Je lui ai proposé d'aller chier sur les pare-brises des voitures garées devant chez elle, mais elle a refusé.

Mercredi, j'ai contacté un cabinet de comptables pour parler de mon projet d'ouverture de cabinet. Ils me proposent un rendez-vous en semaine. Je ris. J'ai tellement de boulot pendant la semaine, non, je ne pourrai pas me libérer ne serait-ce qu'une heure et non je n'ai pas de repos de garde. Je leur propose un rendez-vous dans un mois, après ma désertion. Il me proposent de rester prudent quand même avant de s'engager dans un changement radical d'exercice. J'ai répondu que c'était déjà trop tard, ma démission est entérinée. Ils ont peur pour moi mais ils sont ravis de me recevoir.
Lola m'a trouvé fou mais a été ravie pour moi.

Jeudi, j'apprends que la course annuelle de la traversée de l'ile à pied à travers les montagnes sera dans un mois, le weekend de clôture de mon contrat avec l'hôpital. La date limite d'inscription est ... aujourd'hui. Hop, c'est parti.

"_ Oh quand même, c'est une course de fou furieux ! et la première fois que tu l'as faite, tu as fini dans un état lamentable. Est-ce que tu est bien sûr que tu n'es pas en train de faire une connerie ?
_ Si je te suis, faire 20 000km dans un weekend pour une fille qui ne m'aime pas, démissionner de l'hôpital et tourner le dos au titre de Professeur, recommencer sa vie à 30 ans passés sans filet de sécurité, tout ça, c'est raisonnable, mais marcher 90km à pied c'est farfelu ?
_ Évidemment, présenté comme ça...
_ Oui, la première fois je n'étais pas assez préparé, mais les courses suivantes j'ai assuré, sans me blesser. Je cours tous les deux ou trois jours depuis presque un an. Je vais faire des excursions en montagne régulièrement au lieu de ne faire que du plat. Et à Paris, ça ne m'a pas servi à rien, j'ai appris plein de choses sur l'alimentation du sportif.
_ Bon, donc tu te sens prêt.
_ Oui, autant qu'on puisse l'être pour une course de ce genre.
_ Ah, tu vois ! tu admets que c'est de la folie de faire un truc aussi dingue.
_ Mais bien sûr que c'est de la folie. Personne de sain d'esprit ne peut volontairement vouloir enchainer 2 marathons d'affilée avec 5000m de dénivelé. Mais je suis un fou intelligent et entrainé. J'ai confiance en moi et j'ai besoin de ça.
_ Ah bon ? tu as besoin d'avoir des preuves que tu es frapadingue ? je peux te le confirmer tout de suite, pas de soucis. Je te fais un certificat ?
_ Merci mais non. J'ai besoin de preuves que je peux me dépasser, que je suis capable de surmonter des montagnes. Littéralement. Ça me sera très utile pour quand je vais démarrer ma nouvelle vie.
_ Tu feras attention à toi, hein ! tu me le promets !
_ Oui, je te le promets. Je penserai à toi à chacun de mes pas. Tu seras un peu comme un ampoule que je vais trainer sur 24 heures.
_ Connard ! dit-elle en souriant.
_ Bah oui, une ampoule, parce que tu es la lumière de ma vie.
_ Mais quel couillon, je vous jure", dit-elle et me matraquant avec un oreiller et un sourire redoublé.

Vendredi, déjà ! la semaine passe vite quand on sait que c'est bientôt terminé. Malheureusement, il m'en reste encore trois. Évidemment, je vais aller fêter la fin de semaine chez Lola.

"_ Je trouve ça super que Dr Schleck ait repris le service des explorations, avouai-je à Lola.
_ Ah ouais ? demanda-t-elle dubitative.
_ Oui, comme ça, tu as des horaires de bureau et je peux passer te faire chier dès 18h !
_ D'ailleurs, comment tu fais pour finir aussi tôt alors que d'habitude tu finis toujours après 19h. Surtout un vendredi.
_ Déjà parce que je me sens dix fois plus léger d'avoir démissionné, je travaille plus vite. Puis j'anticipe vachement plus les choses à faire. Je n'ai plus la tête submergée par l'énormité des tâches à accomplir parce que je sais que quoi qu'il arrive, ça aura une fin.
_ Oui, et puis il doit y avoir une certaine part de volonté aussi.
_ C'est sûr : je n'ai plus aucune volonté de trainer mon cul à l'hôpital passé 18h alors je fais tout mon possible pour me casser au plus vite.
_ Mouais. Juste une question de volonté c'est ça ? dit-elle davantage dubitative, voir carrément suspicieuse. Genre, vous les médecins, ils vous suffit de penser un truc, de le vouloir, pour que ça se réalise.
_ Exactement, dis-je avec une sourire étincelant collé sur un faciès à la George Clooney. Non, la vérité, c'est que je m'apporte des barquettes à l'hosto, que je mange en vitesse tout seul dans mon bureau pour pouvoir abattre tout le taf entre midi et deux.
_ Aaaaah ! je savais bien qu'il y avait une astuce. Tiens, en parlant de matérialisation de volonté, ça te dis de regarder "Green Lantern" ?
_ Carrément !"

Lola lance le DVD, planqué sous la collection complète des Marvel, tous les Batman et les premiers StarWars (dans l'ordre chronologique et pas numérique). Elle retourne dans la cuisine, prépare quelques popcorns et revient avec un saladier rempli.
Nous voilà, tous les deux dans son canapé, avec les oreillers dans le dos, les pieds sur la table basse, à faire des batailles d'orteils et autres lancers de popcorn à la gueule.
"_ Je me suis toujours demandé, l'anneau, comment il sait où se mettre ?
_ C'est à dire ? demande Lola dont la curiosité est piquée.
_ Et bien, je ne sais pas, il doit y avoir une tétra chiée d'espèces différentes dans la galaxie et pas toutes de forme humanoïde.
_ 7200 réparties sur 3600 secteurs. Pour être précise.
_ Voilà, du coup, comment fait l'anneau pour se ranger sur 7200 corps différents. Je veux dire, quand il rencontre un humanoïde pour la première fois, qu'est-ce qui l’empêche de se mettre autour du cou ou autour de la taille comme une ceinture ?
_ Ouais, c'est pas faux.
_ T'imagines ! l'anneau se range autour de la bite d'Al Jordan, façon cock ring ! vu que ça a l'air d'être un sacré coureur, une grosse partie de sa volonté doit être focalisée à cet endroit.
_ Mais c'est clair !!! tu devrais te reconvertir en scénariste de films de boules.
_ Ah bon ? parce qu'il y a besoin d'un scénar ?
_ Mais moi je paierais pour voir un film avec cul et un VRAI scénar ! pas comme 50 nuances de bouse, là.
_ T'as remarqué, quand même, quoi qu'on fasse, la conversation finit toujours autour de sexe et de caca.
_ Mais parce que ce sont nos deux grandes passions dans le monde médical."

Inutile de vous dire que nous avons surtout parlé et peu écouté le film, mais sans jamais quitter l'écran des yeux. Ce serait irrespectueux.

Les semaines se sont enchainées assez rapidement. Les autres médecins du service ont profité de mon départ imminent pour me refiler toutes les gardes et astreintes pendant qu'ils prenaient congés. Je me suis retrouvé de garde l'avant veille de ma course. Jeudi soir. Je bosse vendredi évidemment et départ dans la nuit de vendredi à samedi.

Jeudi soir, par téléphone avec Lola.

"_ Putain ! je suis dégoûté ! bosser la veille d'une compèt, c'est l'horreur, je vais me planter !
_ Relativise ! d'abord, si ça se trouve, tu ne vas pas être appelé de la nuit et pioncer comme un bien-heureux. Ensuite, non, ce n'est pas une compétition. Tu cours pour toi, pas contre un classement. Ce n'est plus le concours de l'internat, là.
_ Oui, c'est vrai, tu as raison...(j'observe une pause dramatique)...comme toujours ma petite Lola.
Je l'entends glousser au bout du fil (sans fil).
_ Ouh ! ça fait plaisir quand un Docteur dit à une infirmière qu'elle a toujours raison ! Mmm, je savoure.
_ Allez, si je dors bien, je passerai te voir vendredi soir. Il faut que je fasse mes adieux à ma collègue préférée.
_ Qu'est-ce que tu racontes ? Ça fait déjà plusieurs mois qu'on ne bosse plus ensemble.
_ Oui mais là, mon départ est définitif. C'est différent.
_ Ne viens pas à la maison, il n'y aura personne de toute manière.
_ Ah bon ? tu ne veux pas me voir ?
_ Non, ce n'est pas ça. C'est qu'avec tous ces connards de médecins qui partent en vacances en même temps, ou qui démissionnent, le Dr Schleck a fermé les explorations et retourne dans le service d'hospitalisation traditionnelle. Alors je bosse vendredi comme d'hab et samedi matin en hospit tradi. Ça ne va pas me laisser beaucoup de sommeil.
_ Ah merde. J'aurais aimé te voir avant mon départ.
_ Quoi, tu quittes l'ile !!! mais comment ça se fait que je ne sois pas au courant ? dit-elle avec une once de panique dans la voie. Tu es le seul médecin que je tolère ! je ne veux pas que tu partes !
_ Si tu veux, je pourrais passer aux explorations après ma garde. Non ?
_ Non. J'ai horreur de dire au revoir.
_ Ah zut. Comment on fait alors ?
_ Comment TU fais ! moi je reste sur cette ile et je reste à l'hôpital. C'est toi qui te casses. Tu vas où d'ailleurs ?
_ Je ne sais pas encore. Je ne sais pas si je reste ici ou si je bouge en métropole pour ouvrir mon cabinet.
_ Prends ton temps, tu n'es pas pressé. Et puis je serai encore là après ta course. On en parlera à ce moment.
_ C'est vrai. Tu as encore raison. Souhaite-moi bonne chance pour ma garde et bon courage pour ma course.
_ Force et honneur, Georgio. C'est à quelle heure le départ de la course ?
_ 4h du matin dans la nuit de vendredi à samedi. Les premiers arrivent vers 4h de l’après-midi.
_ Tu comptes arriver vers quelle heure ?
_ J'espère finir, déjà, et puis si la chance me sourit, arriver vers 5h du matin ça serait bien. Il faut terminer la course avant 10h du matin dimanche, sinon je serai hors classement.
_ Allez, le classement ce n'est pas le but. Finis en un seul morceau ce sera déjà ça.
_ Merci.
_ Je ne travaille pas dimanche matin. Si tu veux, réveilles-moi avant que tu partes-partes !
_ Tu me fais rire. Je t'appelle quand je peux, d'accord ?
_ Ça roule, à plus !"

Évidemment, ma garde a été horrible. J'ai été appelé toute la nuit pour des symptômes foireux, qui ne pouvaient pas se gérer par téléphone et j'ai donc du me déplacer plusieurs fois à l'hôpital. A chaque fois que j'allais me recoucher, le téléphone re-sonnait. Si bien qu'au bout du troisième appel, je ne suis pas rentré chez moi. J'ai pris un lit dans une chambre libre en chirurgie, je me suis roulé en boule avec mes chaussures et mon sweat à capuche et j'ai essayé de dormir comme j'ai pu.

Je me suis fait réveiller par une infirmière pensant que j'étais un clodo. Alors je suis allé directement dans le service, fais mon tour plus tôt, fini tous les papiers et les courriers en retard et j'ai même pu quitter le service avant 18h.

De retour chez moi. Récapitulons l'organisation que je répète depuis 1 mois. Je fais une petite sieste de 2h. Puis j'enfile mes fringues d'ultra-traileur : chaussures de montagne ultra légères et ultra résistantes, chaussettes, T shirt et pantalon compressifs, parka anti-pluie et réchauffante mais facilement roulable et peu volumineuse, casquette, lampe frontale. Pas de montre, j'ai horreur de ça. Je préfère demander l'heure aux check-points.
Dans mon sac à dos, de l'eau dans la gourde située dans le dos du sac, reliée par une paille à mon épaule droite. Beaucoup d'eau. Enfin, 1,5L dans la gourde du sac et 1L d'eau pétillante (contre les crampes de fin de course), à manger, beaucoup, un compartiment entier rempli de raisins secs et cacahuètes salées. Des piles de secours pour la lampe frontale, une couverture de survie et un sifflet en cas d'accident. Mon téléphone portable, éteint, juste au cas où. Quelques pansements en cas d'ampoule. Quelques bandages en cas d'entorse. Et finalement, le plus important, un tube de vaseline facile d'accès pour s'en remettre régulièrement et discrètement sur le scrotum et sur les tétons.

Je suis prêt à partir. La navette part à minuit pour nous emmenez au milieu de l'ile au point de départ. En effet, si j'y vais avec ma voiture, déjà, se sera impossible de se garer et ensuite, il faudra que je me retape tout le chemin de retour jusqu'à ma voiture. Et il y a des chances pour que je ne sois pas en état de conduire.

Arrivé sur place, plusieurs stands offrent des petits bonus : de l'eau supplémentaire, des casquettes sponsorisées, des barres de chocolat. Il y a même un service pour envoyer par sms ton temps et ton classement à chaque check point. Tu peux leur donner 3 numéros. Je leur donne le miens comme ça je verrai mon avancée directement sur mon téléphone après la course. Celui de Lola, évidemment. Et mes parents ? non, je n'ai pas envie de les réveiller en plein de milieu de la nuit avec des sms. Par contre, je leur donne celui de Dr Schleck, pour l'emmerder.

L'heure avance, je tourne en rond sur le stade en attendant le départ. Environ 1000 coureurs trépignent avec moi, certains s'échauffent, d'autres s'étirent. Moi je m'économise. Je suis en train d'enchainer ma deuxième nuit quasi blanche d'affilée.

Qui sont ces gens ? que cherchent-ils en faisant cette course ? comme moi ? chercher à dépasser leurs limites ? ou l'esprit de compétition ? c'est un truc qui m'a toujours dépassé, ça. Pourquoi essayer de se mesurer aux autres ? tout le monde est différent. Et puis ça commence très tôt ! J'ai l'impression que dès que deux garçons se rendent compte qu'ils ont tous les deux une bite, vient forcément le moment où ils vont se comparer l'un à l'autre. Tiens, voyons qui a la plus longue. Je trouve ça complètement con. Je ne dois pas être construit comme tout le monde mais je ne peux pas vérifier : mes parents ont perdu le mode d'emploi et la garantie.
Ou bien est-ce que je n'aime pas ça parce que j'ai toujours perdu à ces jeux là ? celui qui pisse le plus loin, ce lui qui court le plus vite, celui avec les meilleurs résultats scolaires...je n'aime pas ça. Et oui, j'y ai toujours perdu. Mais n'était-ce pas un peu volontaire de ma part ? vu que je ne tire pas spécialement de plaisir à finir premier, autant laisser ce bonheur à quelqu'un d'autre. Et n'aurais-je pas construit ma vie autours de ce postulat ? N'aurais pas fini antépénultième un peu par défi justement ? 
En étant fils de prof, on est un peu entre le marteau et l'enclume : si mes résultats scolaires sont mauvais, c'est la disgrâce auprès des parents, très scolaires forcément. Et si mes résultats sont bons, au contraire, c'est la disgrâce auprès des copains de classes pour qui, obligatoirement, si j'ai de bonnes notes, c'est que je suis pistonné. Aucun résultat n'est bon, aucune réponse adaptée, fautif dans un cas comme dans l'autre. Je me suis donc démerdé toute ma vie, par habitude à toujours me retrouver pas trop devant ni trop derrière.

Du coup, que viens-je faire ici ? à quatre heure moins...Oh bordel. C'est l'heure. Je me dirige vers la ligne de départ. Pas tout devant, hein, comme je viens de l'expliquer, je laisse ça à d'autres. Au milieu, c'est bien. Tout le monde trépigne autour de moi. Littéralement tout le monde. Je suis pile au centre d'un amas de 1000 coureurs, 500 devant moi, 500 derrière. Il y a de tout, des taureaux soufflants par les nasaux et frappant le sol de leur sabot, pardon, chaussure hyper design a 200€ la paire ; des écureuils trémulants sur place comme s'ils avaient sniffé un rail de coke ; des gibbons balançant les bras par devant, se claquant les mains derrière le dos, puis re balançant devant et re double claque dans le dos, tout en se balançant d'un pied sur l'autre ; des Zébulons trottinants et sautillants sur place... j'ai l'impression d'être le seul statique au milieu de tout ce beau monde.

La corne de brume retentit. Les coureurs s'élancent. C'est parti.


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