samedi 17 décembre 2011

Ma dernière garde d'interne

Dernier semestre d'internat, dans un hôpital de périphérie avec les urgences qui drainent une bonne grosse moitié du département. Pour vous donner une idée, il y a 120 consultations aux urgences par 24h en moyenne. Étant donné qu'il y a moins de passage entre 4h et 6h du matin, étant donné qu'il y a en permanence 3 médecins et 3 internes, on peut grosso modo dire qu'un patient nous prend une heure.

La petite suture, le petite fracture qui nous prend 40mn maximum, ok. Tout le monde comprend que ça prenne un peu de temps, mais pas tant que ça finalement. Par contre, ce que les gens qui attendent ne comprennent pas bien, c'est pourquoi ils voient passer une mamie qui a l'air d'aller bien et que eux, qui sont au plus mal avec leur angine qui leur fait mal à la gorge sans fièvre depuis ce matin, soient obligés de patienter 4h pour les soulager de leur misère.

C'est parce que la petite mamie, adorable la plupart du temps, qui n'a rien demandé à personne et qui ne sait même pas ce qu'elle fait là (et c'est où ici d'ailleurs?) est adressée par son gentil médecin généraliste à 18h avec un joli courrier dans lequel on peut lire :

"Cher confrères,
Je vous adresse Mme Adorable, 83 ans, pour AEG.
Merci pour ce que vous pourrez faire pour elle.
Confraternellement.
Dr Machin"

En 10 ans d'étude, j'ai appris à détester ces 3 lettres dans cet ordre (parce que dans un ordre différent je m'en fous). AEG ça veut dire : Altération de l’État Général.
L'état général c'est la température, le poids, la forme globale (ou sthénie) et l'appétit. AEG ça veut donc dire : soit que Mme Adorable est fatiguée, soit qu'elle n'a pas d'appétit, soit qu'elle a maigri (parce que si elle a grossi on s'en fout un peu) soit qu'elle a de la fièvre, soit les 4 à la fois.

Bon ok, je sais que les médecins généralistes n'ont pas que ça à faire, mais nous, aux urgences, on accueille Mme Adorable et ça se déroule comme ça :
"Bonsoir Madame, qu'est-ce qui vous amène ici ?
_ C'est où ici ?
_ Ce sont les urgences de l'hôpital.
_ Pourquoi je suis ici ?
_ Je ne sais pas. Vous avez mal quelque part ?
_ Non.
_ Vous êtes fatiguée, vous avez perdu l'appétit, vous avez maigri, vous avez de la fièvre ?
_ Non.
Dans ma tête, je me demande vraiment pourquoi elle est là.
_ Est-ce que vous prenez des médicaments ?
_ Oui.
_ Ah formidable (oui, je sais, c'est pas formidable qu'elle prenne des médicaments, mais c'est la première réponse positive que j'ai, le premier début de quelque chose que je vais pouvoir faire pour elle). Est-ce que vous connaissez le nom de vos médicaments ?
_ Non. (zut, raté) Mais ma fille a la liste des médicaments que je prends.
_ Ah super ! (oui je sais, il n'y a rien de super là dedans). Je vais la voir et je reviens. Merci Madame Adorable, à tout à l'heure.
_ Merci Docteur, vous êtes gentil." (oulah non ! si tu savais ce qui t'attends !)

Je sors des urgences et je cherche Mlle Adorable ou au moins la fille de Mme Adorable épouse-X...personne. C'est là que ça complique. J'ai sur les bras (ou dans les bras, ou sur le dos, ça dépend comment on voit les choses) une mamie qui n'a rien demandé à personne et qui est aux urgences dont je n'ai pas le moindre début de n'importe quoi de motif de consultation.

Il faut donc appeler le médecin traitant. Passé 19h, 9 fois sur 10, le cabinet est fermé. Revoir la dame, l'examiner pour voir si un truc cloche (examen normal bien sûr, à part un ventre un peu rond et qui sonne un peu creux, genre plein de gaz, toutes les constantes normales), lui demander le nom de ses enfants, les appeler un par un part jusqu'à ce qu'il y en ai un qui réponde et lui demander pourquoi elle vient et la liste de ses médicaments :
"Ah mais non, c'est ma sœur qui s'occupe de ma maman.
_ Et ça serait possible de me donner son numéro de portable pour que je puisse la joindre s'il vous plait ?"

J'arrive enfin à joindre la fille qui s'occupe de Mme Adorable :
"Est-ce que vous avez la liste de ses médicaments ?
_ Oui je l'ai.
_ Vous pouvez me la dicter s'il vous plait ?
_ J'arrive pas à relire l'écriture du médecin sur l'ordonnance.
Je bouillonne intérieurement mais je me calme. Je ne peux rien dire moi, personne n'arrive à me relire. Même pas moi.
_ Est-ce que vous savez au moins pourquoi elle est aux urgences ?
_ C'est son médecin traitant qui l'a adressé aux urgences.
_ Oui je sais mais il ne m'a pas dit pourquoi.
_ Ah ! à moi non plus. (et merde, retour à la case départ, ne gagnez pas 10000 francs)
_ Et il n'y a rien qui a changé dernièrement chez Mme Adorable ?
_ Si, ça fait 3 semaines qu'elle n'a pas fait caca."

Mouais...Je fais un joli TR, comme d'hab, je trouve un bouchon, mais pas de taille exceptionnelle. Je fais quand même une radio du ventre (un ASP dans le jargon) pour être sûr que ça ne cache pas autre chose, genre une occlusion, un truc potentiellement grave.

Et là, surprise : on voit à la radio une accumulation de 3 semaines de gaz et de caca dans un ventre de mamie. C'est plus un colon gauche qu'elle a, c'est une montgolfière. J'appelle le chirurgien :

"Allo, au secours, j'ai une mamie qui va éclater du ventre (je lui ai dis ça mais en terme médical bien sûr, faut pas prendre les chirurgiens QUE pour des cons, cf ici).
_ La dilatation est à combien.
_ Son colon mesure 8cm de large.
_ C'est bon, c'est à 10cm qu'on courre un risque.
_ Et moi je fais quoi en attendant ?
_ Tu l'adresses au gastro-entérologue.

Jusqu'ici, il m'a fallu une heure 30 pour avoir un motif de consultation aux urgences et un diagnostic. Je n'ai toujours pas ses antécédents ni ses traitements. Le bilan biologique a été prélevé, les résultats tomberont dans 45mn au mieux. Et je ne sais toujours pas quoi faire pour cette mamie.

J'appelle le gastro-entérologue (on n'a pas droit au 50/50 aux urgence, éventuellement à l'avis du public médical qui t'entoure s'ils ne sont pas eux même débordés) :
_ Allo, au secours, j'ai une mamie qui va éclater du ventre et que le chirurgien ne veut pas opérer parce qu'elle n'est pas assez dilatée à 8cm.
_ OK, je ne peux pas te la prendre dans mon service parce que je n'ai plus de place (ça continue).
_ Je fais quoi pour elle ?
_ Tu lui fais un lavement pour évacuer le bouchon et qu'elle pète en même temps."

1h plus tard. Pas la moindre trace de pneu dans la culotte.

_ Help ! Elle n'a pas fait caca. Je fais quoi ?
_ Il faut l'aspirer...

J'abrège la conversation parce que de toute façon, je vais faire ce qu'il m'a dit de faire et je vais vous raconter. Juste pour vous mettre dans l'état d'esprit : en général, quand je suis aux urgences, j'ai plusieurs chansons dans la tête : "Viens pleurer au creux de mon épaule" de Charles Aznavour quand on reçoit des dépressifs, "Allo maman, bobo" d'Alain Souchon pour ceux qui se sont éclatés la tronche à moto et qu'on doit suturer pendant 1h. Ad libitum...
Ce soir, j'avais "la pompe à merde" des Bidochons, la reprise de la "Bombe humaine" de Téléphone. 

Techniquement, il fallait enfoncer dans le fondement de Mme Adorable un petit tuyau relié à un aspirateur (réglé sur "pas très très fort du tout") et lui malaxer le ventre pendant qu'on lui évacue ses problèmes. Ça a duré 2h. Elle a été très patiente, très compréhensive et on ne lui a même pas fait mal, la pauvre. On a refait une radio pour voir si la dilatation avait diminué. Oui. Encore heureux.

Entretemps, un super infirmier a réussi à récupérer son dossier qui était enregistré à son nom de jeune fille. Mais en 6 mois, ses traitements ont peut-être changé...

Bon maintenant, il faut lui trouver une place parce que ça risque recommencer cette histoire. Je suis en train d'imaginer Mme Adorable en marchant tranquillement tandis qu'un de ses petits enfants lui tapote le ventre et là, c'est le drame, elle éclate dans une déflagration qui fait se briser les vitres aux fenêtres à 2km à la ronde et qui répand un épais nuage de fumée maronnasse dans le ciel d'octobre, en croisant les doigts pour qu'il ne pleuve pas.
Donc, non, définitivement, Mme Adorable, ne rentre pas chez elle ce soir. Ou plutôt cette nuit (il est déjà 1h du matin).

J'appelle tous les hôpitaux du département pour trouver une place de surveillance ET un rendez-vous de gastro-entérologie dans les jours qui viennent. A 4h du matin, enfin, ma patiente sort avec un courrier qui contient ses antécédents, son traitement d'il y a 6 mois + du furilax, laxatif pour éléphant, la date, l'heure et le lieu de son rendez-vous de gastro (avec une radio du ventre à refaire svp, ordonnance ci-jointe) le numéro de téléphone portable de sa fille et le nom de l'ignoble médecin traitant qui nous a fait perdre, à la patiente et à moi 4 bonnes heures avant de pouvoir lui rendre service.
Tout ça en s'occupant d'un patient par heure EN PLUS de Mme Adorable. 

En lui faisant coucou de la main quand elle part (ou plutôt à l'ambulance parce qu'elle est allongée et qu'elle ne voit rien à travers la porte fermée), un jeune homme arrive parce qu'il a mal au ventre.

"J'ai mal au ventre.
_ Comme ça, brutalement à 4h du matin ?
_ Non depuis hier soir mais j'arrive pas à dormir alors je suis venu vous voir.
(Ça c'est sympa de penser à moi)
_ Vous avez déjà été opéré ?
_ Non
_ Vous prenez des médicaments ?
_ Non
_ Vous avez des allergies ?
_ Non
_ Vous avez mangé un truc spécial hier soir ?
_ Non
_ Vous avez vomi ? la diarrhée ? de la fièvre ?
_ Non, rien.
_ Juste mal au ventre, quoi.
_ C'est ça.
...En gros, tout va bien.
_ Vous avez changé quelque chose à vos habitudes dernièrement ?
_ Oui, j'ai repris le sport. (dit-il fièrement)
_ Quoi comme sport ?
_ J'ai fait 500 abdos hier."

Déontologiquement, je n'ai pas le droit de le chasser à coups de pieds au cul, mais c'est pas l'envie qui a manqué. Un gramme de Paracétamol, au bout de 20mn il n'a plus mal (il n'en avait pas pris à la maison), une jolie ordonnance qui va bien et dehors. La prochaine fois, allez-y progressivement pour la reprise du sport.

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