jeudi 23 février 2012

Mon année sabbatique 1

Les événements que je vais relater ici se déroulent entre "Thèse 7" et "Thèse 8". C'est un spin-off en quelque sorte (pour les habitués des séries télé).

Je résume un peu la fin de mon internat : 2 semestres en périphérie, très bien, j'avais une vie. Puis 4 semestres en CHU où je n'avais pas assez de temps pour dormir. Suivis de 2 semestres en périphérie où il fallait que je fasse le recueil de données pour ma thèse.
En théorie, et si tout s'était bien passé, j'aurais du soutenir ma thèse en fin de dernier semestre et enchainer avec 2 ans de poste de chef de clinique au CHU, mais dans la vie, on ne fait pas toujours comme on veut. Comme dit le proverbe : "Si tu veux faire rire Dieu, fais des plans...". Rien ne se passe comme prévu (sauf ma soutenance de thèse, mais ça, c'est une autre histoire, j'en parlerai plus tard). En l'occurrence, Dieu, c'est mon directeur de thèse, Pr A, et il n'a pas le sens de l'humour.

Nous sommes fin octobre, à un jour de mon dernier jour en tant qu'interne. Je n'ai pas de poste prévu au CHU, pas de source de revenus stable et encore moins de date de soutenance de thèse. La seule perspective d'avenir à l'horizon, c'est que Pr A m'a promis qu'un statisticien allait me joindre en janvier. Ça me laisse le temps de finir mon recueil de données d'ici là.

Mon dernier jour d'interne s'est passé sans remous, sans événement particulier. Sachant que j'allais de toute manière repasser dans le service pour ma thèse, ce n'était pas les grands au revoirs, les adieux pathétiques ni les larmes de séparation. Pas de gâteau de départ, pas de verre de l'amitié, pas de grande fête. Rien. Un jour comme un autre. Un peu décevant finalement.

Je viens de finir mon internat mais si je commence le boulot demain, seul, sans personne pour me superviser, est-ce que je vais assurer ? parce que depuis que je suis au CHU :
"L'interne est un clown"
"L'interne est nul, il ne sait pas ça. C'est évident pourtant."
"Vous devriez travailler davantage, vous apprendriez plus de choses."

Pas un seul compliment en 2 ans de CHU...je suis persuadé d'être un moins que rien. Alors pendant les périodes de doute, je questionne mes co-internes :
"Est-ce que je suis vraiment un gros nul ?
_ Bah ...euh...c'est à dire...en tout cas, de tous les co-internes que je connais, t'es le plus drôle."
Merci pour la belle jambe...

Je résume : j'ai fini mes études, je me sens nul, je suis à 2 doigts de tout abandonner avant la fin, je n'ai pas de boulot, pas de copine et pas d'argent...une année sabbatique apparaît indispensable

Comme ça faisait à peu près 1 an que je n'avait pas pris de vacances, la première chose que j'ai faite, le premier jour de mon sabbat, j'ai pris l'avion pour le Maroc : 4 jours de randonnée dans l'Atlas. J'atterris à Marrakech, je débranche le téléphone, je sors un bon bouquin et je profite. Enfin...le repos, le calme, les vacances...oui mais...combien de temps ? et après ? comment je vais gagner ma vie pendant un an ? et après, qu'est-ce que je vais faire ? est-ce que je vais continuer à travailler dans un hôpital que je n'aime pas ? avec des gens que je n'apprécie pas (voire pire) ?
Qu'est-ce que je veux faire de ma vie ???

Voilà, super reposant le début de vacances.

Plein de questions me trottent dans la tête. Ok, je n'aime pas l'hôpital. Mais ailleurs, en ville, en libéral, comment c'est ? aucune idée. Nos professeurs nous rabâchent qu'on ne peut pas faire de la bonne médecine en ville, que c'est la misère, que les spécialistes en ville mettent la clé sous la porte et supplient pour retourner au CHU...Quelle est la part de vérité là dedans ?

Dans ma petite chambre, je me retrouve seul avec mes questions et les réponses n'arrivent pas. Seulement davantage de questions. A l'heure du repas, je n'ai toujours pas avancé. Je vais manger. A table, en expédition avec moi, je tombe sur un couple, jeunes retraités, souriants, et qui, par le plus grand des hasards, habitent à 3 jets de caillou de mon lieu de naissance.

S'en suivent les questions habituelles : que faites-vous dans la vie ? c'est "tu" au fait. Que fais-tu dans la vie ? et pourquoi ?
"Hein ? pourquoi je fais médecine ?
_ Oui. On peut tourner la question dans l'autre sens : pourquoi es-tu médecin ?
_ ... je n'y avais jamais vraiment réfléchi. J'ai poursuivi mes études parce que j'y arrivais et que ça me plaisait.
_ Et ça te plait toujours ?
La réponse est venue comme une évidence, spontanément, sans réfléchir :
_ Non.
_ Ah ! qu'est-ce qui ne te plait pas ?
Et là, c'est le grand déballage. J'ai raconté mes 10 ans de persécutions diverses dans le monde cruel de la médecine, à des gens que je ne connaissais que depuis 10 minutes, sans réfléchir qu'en racontant toutes ces horreurs à des non-médicaux, je pouvais les faire fuir à tout jamais tout ce qui porte une blouse.
_ C'est intéressant. Mais alors, pourquoi tu restes ?"


Un jour, une patiente est rentrée dans le service, en pleurs.
"_ Docteur, je ne veux plus être malade, mon traitement m'emmerde et il n'arrange rien.
_ Ne vous inquiétez pas, on va s'en occuper. Je vais vous poser plein de questions mais en retour il va falloir que vous me répondiez franchement, d'accord ?
_ D'accord.
_ Depuis combien de temps...? et dans la famille ...? et vous ...? comment on vous a annoncé...?
...
_ Et les médicaments, est-ce que vous les prenez bien ?
_ Non, parce que celui là, il me donne des diarrhées et vous comprenez, déjà que ça m'emmerde d'avoir une maladie, si c'est en plus pour avoir des diarrhées, merci bien !
_ Bon, ok. On va revoir ça. Qu'est-ce que vous savez de votre maladie ? qu'est-ce que vous voulez savoir ?
_ Vous avez le temps de m'expliquer tout ça ?
_ Oui, les professeurs ne sont pas là, les étudiants non plus, les infirmières sont sympas aujourd'hui, alors je m'organise comme je veux. Les autres patients je les connais par cœur alors aujourd'hui, je m'occupe de vous. Je ne vous le cache pas, ça n'arrive pas souvent.
_ Ah ben j'en profite alors !"

Nous avons discuté un peu moins d'une demi-heure, nous avons revu son traitement ensemble, on s'est parlé honnêtement chaque jour, certains j'étais occupé mais je prenais quand même 30 secondes pour lui serrer la main et repartir (c'était parfois tout ce qu'elle voyait de moi ce jour là).
Six jours plus tard, elle est repartie, elle m'a dit "merci". Ma co-interne l'a revue 6 mois plus tard, elle allait parfaitement bien. Toujours malade (on ne se débarrasse pas de certaines maladies chroniques) mais elle gère.

Un autre jour, M. Gros, 55 ans, une tronche d'alcoolique, un ventre d'alcoolique, un métier d'alcoolique (ah les préjugés). Oui mais voilà, un bilan biologique d'alcoolique aussi.
"Docteur, je vous le dis : il y a eu une période de ma vie où je buvais. Depuis que j'ai des enfants j'ai arrêté, ça fait 20 ans."
Personne ne le croyait. Personne ne voulait le traiter tant qu'il n'aurait pas avoué son éthylisme caché. Le visage rougeaud, le teint gris, des douleurs dans les mains, un diabète et un petite cytolyse hépatique chronique...Bon admettons qu'il ne boive pas, qu'est-ce qu'il peut avoir d'autre ce patient ? Et puis cette ferritine, quand même, tout le monde disait que c'était l'inflammation mais...Et si ...? J'ai demandé une recherche d'hémochromatose, maladie génétique rare mais pas tant que ça. Elle est revenue positive. Le patient m'a remercié de l'avoir cru. Ce n'était pas vrai, je ne l'avais pas cru, je suis juste allé au bout du raisonnement.

Un point de suture sur la tête d'un enfant.

Une réduction de luxation.

Prendre le temps, expliquer, comprendre, chercher, investiguer. Voir revenir un bilan exactement comme on l'espérait, faire le diagnostic juste au bon moment...Bref, il y a certains moments en médecine qui valent tout l'or du monde et que je n'échangerais contre rien d'autre.


"Donc, il y a des trucs qui te plaisent et d'autres qui ne te plaisent pas.
_ Voilà.
_ Et est-ce que tu peux changer les choses qui ne te plaisent pas.
_ Euh oui, mais il faudrait que je quitte l'hôpital.
_ Et qu'est-ce qui t'en empêche ?
_ ... euh...rien... RIEN. Je suis libre ! Putain, mais je suis libre de faire ce que je veux !!!"

L'année sabbatique commençait bien.

Une semaine plus tard, je trouvais un remplacement dans une clinique privée : en 4 jours de boulot, j'ai reçu autant de compliments qu'en 4 ans de CHU. On n'en est qu'aux 2 premières semaines, la suite de l'année a été extra-ordinaire, crescendo, mais je vous raconterai tout ça un peu plus tard. =)              (ici)

2 commentaires:

  1. Okita interne en MG23 février 2012 à 19:14

    Super!C'est bien que tu aies trouvé une réponse à toutes tes questions!
    Et contente de voir que l'internat ça se finit (bien) un jour ;-)

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  2. Soyons clair : En France on parvient à devenir médecin 'malgré' le système d'enseignement, de sélection, les profs et les CHU.

    C'est presque un exploit qu'après tout ça on ne soit pas devenu plus barjot qu'on ne l'est.

    D'après les statistiques, la décompensation a lieu quelques années plus tard (incidence de suicide 3x supérieure à la moyenne)

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