Les épisodes précédents : épisodes 1, 2, 3, 4, 5, 6 et 7.
Nous sommes à la fin du printemps, les oiseaux chantent, les feuilles des arbres repoussent de ce vert éclatant, frais, nouveau, et les internes s’arrachent les cheveux.
Mon recueil de données s’est terminé de manière plutôt correcte : 1 à 2 semaines par mois, j’allais à l’hôpital le matin, je prenais le café, je me dirigeais vers un ordi caché, un que personne n’utilisait, je faisais mon recueil tranquillement jusqu’à 11h, je me déshabillai et enfilai un short, un T-shirt, une paire de chaussures et mes écouteurs.
Comme je vous disais précédemment, un an après le début de mon internat et peu de temps après une rupture, j’ai acheté un capteur à mettre dans la chaussure et à relier au lecteur mp3. Avec cet ustensile, je connais ma vitesse, la durée de mon parcours, et le nombre de calories dépensées. L’intérêt est surtout de voir ma progression et de me dépenser sur certaines musiques en fonction de l’humeur du moment.
Par exemple, pendant l’hiver, alors que j’avais le nez dans les dossiers, il fallait une musique qui réchauffe et qui stimule. J’optais pour l’intégrale des Foo Fighters, en commençant la séance par The Pretender.
Début janvier, je suis retourné voir Pr A pour lui montrer le recueil et discuter un peu des cas litigieux. Ne serait-ce que pour lui montrer l’avancée de mes travaux. Parce que bon, en année sabbatique, il y aurait largement moyen que j’en glande pas une.
«_ Bonjour Georges. Assieds-toi.
_ Bonjour Professeur.
_ Donc, où en es-tu du recueil ?
_ J’ai fini de lire les 500 dossiers et je n’ai gardé que 200 cas, comme nous en avions discuté l’année dernière.
_ Ah 200 ! très bien, très bien. Et sur ces 200, combien de cancers ?
_ Ça dépend. Si on compte avec les tumeurs intermédiaires ou si on les compte à part.
_ Ah oui c’est vrai, on avait dit de les compter à part. Donc combien de cancers sans ces tumeurs ?
_ 10.
_ Pas mal, pas mal. On va sans doute pouvoir montrer des choses intéressantes avec 10 cas sur 200.
_ Oui justement, il faut que je parle de statistiques et…
_ Oui, j’ai eu un statisticien au téléphone. Il finit un travail important et il devrait te contacter à la fin du mois.
_ Ah super. Merci.
_ Je dois te laisser, j’ai du travail.
_ Mais on n’a pas eu le temps de discuter de…
_ La prochaine fois. Dès que tu auras fait les stats. »
Je n’ai pas eu le temps de lui dire le plus important. Le but de ma thèse, c’est de regarder les patients qui avaient des tumeurs, celles bénignes, d’un côté, celles malignes de l’autre. Est-ce qu’il n’y aurait pas un examen qui permettrait d’affirmer le diagnostic avec certitude ? c’est ça mon boulot.
Le problème, c’est qu’il y avait des tumeurs intermédiaire, de pronostic incertain, qu’on ne peut ni classer comme bénignes ni malignes. Pr A avait dit qu’on les comptait à part.
J’en avais 2. Est-ce que ça valait vraiment le coup de les compter à part ?
Vous allez me demander : mais il n'y a pas des médecins qui se sont déjà posé la question ?
Alors je vous répondrais : oui, il y a eu 3 conférences de consensus mais elles se contredisent...
A quoi ça sert d'avoir plusieurs consensus, surtout si c'est pour ne pas dire la même chose...Je pense que c'est pour donner du travail aux professeurs qui sinon, n'en coinceraient pas une, les pauvres. Sauvons le travail des professeurs.
Comme c’est une étude rétrospective (c’est à dire que je me plonge dans de vieux dossiers en croisant les doigts pour que tous les examens aient été bien faits comme il faut), il y avait forcément des données manquantes et que sur 10 cas, tous ne sont pas exploitables de la même manière.
Tout ça est passé à la trappe, malheureusement.
Je me suis retrouvé à ranger mes données en attendant le statisticien, comme ça, lui, il n’aurait rien eu à faire, juste à noter les chiffres que je lui aurais donnés et faire tourner la machine mathématique. Ça, c’est quand tout se passe bien, dans un conte de fée médical.
Ça donnerait un truc du genre :
Il était une fois, dans un joli hôpital au milieu des bois, un gentil interne appelé Georges, avec les yeux qui pétillent, l'envie de faire du bon travail, de soigner des gens. Il avait de jolies tresses sur les côtés qu'il a du couper parce que ça faisait peur aux enfants et une barbe qu'il a du couper aussi parce que ça faisait peur aux mère-grands.
Georges nettoyait tranquillement la poussière des dossiers dans la cave de l'hôpital, sans lumière et sans salaire, ou si peu, en attendant qu'une bonne fée avec des lunettes rondes, une baguette magique à 4 cœurs cadencés à 3GHz et des statistiques plein la tête veuille bien lui résoudre comme par magie la multitude de chiffres qu'il trouvait dans la poussière et les transformer en solution pour ses patients.
Malheureusement, cette bonne fée ne vint jamais : elle courait après l'or et la gloire et s'est faite attraper par un équipe de professeurs à la peau verte et aux lunettes carrées qui lui ont promis monts et merveilles dans le Lancet, l'ont enfermée dans une autre cave et organisaient des tournantes de stats où elle se faisait prendre en Chi2 et les monstres lui criaient : "T'aimes ça les chiffres hein ? tu la sens ma courbe de Gauss ?"
Mais rien ne se passe jamais comme prévu et la vie n'est pas toujours un conte de fée.
Déjà, en rangeant mes tableaux :
« _ Ah zut, j’ai pas noté telle info dans le tableur. Est-ce que je l’ai notée ailleurs ? Yes ! bon, je la recopie…ah zut, du coup, ça modifie ça…merde. Je ne peux pas la ranger dans ce tableau. Flute. Faut que je recommence. »
Et ça, plusieurs fois d’affilée, le même jour, et les jours suivant. A s’arracher les cheveux je vous dis. C’est à ce moment là que j’ai rencontré Murielle, elle me proposait des défis qui m’apportaient beaucoup de satisfaction, des situations beaucoup plus concrètes que des cas cliniques d’il y a 10 ans, des mises en pratiques séduisantes que je pouvais voir, sentir, palper. C’est depuis cette période que j’ai appris à aimer le goût de l’eau de mer, sentir le frémissement du corps onduler comme une vague…
Oui bon euh...Je m’égare mais ça illustre parfaitement ce qui se passait dans ma tête.
C’est un autre soucis de la thèse : il y a un milliard d’autres choses auxquelles on préfère penser que de bosser. Il faut vraiment beaucoup de concentration pour ne pas se perdre. Alors dès qu’on m’adressait la parole, j’envoyais bouler, parfois de façon involontairement blessante mais c’était parce que je ne pouvais pas me permettre de perdre le fil de mon travail sinon il fallait que je recommence tout depuis le début.
Pendant cette période là, en courant, j’écoutais des percussions, pour pouvoir continuer à réfléchir à ma thèse sans perdre de temps. Ou au contraire, des musiques complètement différentes pour m’aérer l’esprit : David Bowie, Seu Jorge (quand il reprend Bowie), Seu Jorge (quand il ne reprend pas Bowie), Céu, Cibelle, Sergio Mendes, JoaoGilberto, Chico Buarque, Tom Jobim, et retour aux percussions avec Amon Tobin. C’était ma période brésilienne.
Janvier passe, puis février, puis mars…sans nouvelles du statisticien…En avril, je décide de fouiller le net pour des logiciels de stats gratuits. Il existe plein de plug-in pour tableur sous PC, mais sous Mac…la présentation était dégueulasse, incompréhensible, ou avec une période d’essai de 3 jours.
J’optai pour un logiciel en anglais mais clair, simple, facile à utiliser, faisant de super graphiques, à 350 dollars. Je commençai donc mon initiation autodidacte aux statistiques.
Pourquoi ce test plutôt qu’un autre ? à quoi il sert celui là ? et ça, ça sert à quoi ? il est joli ce graph…mais il représente quoi ? et comment je peux faire pour montrer une différence entre ça et ça ?
J’essayai, je tâtonnai, j’improvisai, je testai…si j’avais des questions, je fouillais la rubrique « help » ou le net. J’avais réussi à faire presque la totalité de mes statistiques mais il me restait quelques zones d’ombre, d’incompréhension : il fallait absolument que je rencontre un statisticien, un vrai.
Je relançai Pr A :
« _Oui oui, ne t’inquiètes pas. Il finit un travail important et je lui ai dit que tu étais sa priorité suivante. Mi avril, il est sera disponible. Du coup, ça serait bien que tu m’envoies un premier jet de ta thèse, avec les premiers résultats.
_ Je peux déjà vous envoyer l’introduction et la méthodologie.
_ Non non, on verra ça plus tard. Envoies-moi ta thèse…mmm…disons…fin mai. »
J’avais déjà rédigé 3 chapitres importants : l’introduction, la bibliographie, c’est à dire comment se situe mon travail par rapport à toutes les publications précédentes sur le sujet ; et la méthodologie, c’est à dire la description précise de comment le travail a été réalisé. Il ne me manquait que les statistiques pour pouvoir avancer, c’est à dire décrire ma cohorte de patients et décrire les résultats ; puis terminer par la discussion et la conclusion. Grosso modo, j’avais fais un tiers et il me restait 2 tiers à faire, dont le deuxième tiers à montrer à Pr A.
Malheureusement, le statisticien n’a été disponible que début mai. Je lui ai montré les statistiques que j’avais déjà faites, il a approuvé, répondu à mes questions, orienté vers d’autres tests statistiques. J’avais quand même fait 80% du boulot et il en a validé les trois quarts.
En quatrième vitesse, il a fallu que j’interprète les résultats moi-même, que je les range, que j’en fasse des jolis tableaux mais la signification globale des résultats ça devrait attendre plus tard, pour la discussion.
J’ai eu droit à plusieurs nuits blanches pour pouvoir finir la rédaction à temps et l’envoyer à Pr A. Je passais mes journées assis à mon bureau, à en avoir des fourmis aux fesses. Alors le lendemain, à la première heure, j’allais courir. En revenant, forcément j’avais faim. Pendant que je rédigeais, le deal, c’était un chapitre = un carré de chocolat. J’ai du engloutir 1 plaquette par jour, pendant 2 semaines : du noir, du au lait, avec noisettes, amandes, raisins, parfum crème brûlée, au poivre, à la cardamome, au piment d’Espelette…J’ai tout de même réussi à pondre 75 pages en un temps record, 25 pages déjà écrites, soit une thèse d'une centaine de pages.
Il était absolument exclus qu’il valide tout mon travail du premier coup, il y aurait forcément des corrections. C’est normal. Mais au moins j’aurai une direction à prendre, une vision de ce que devra être la conclusion. J’aurai la signification globale de ma thèse, chose que je n’avais pas encore puisque je n’avais que les résultats bruts, vides de sens.
Surtout que certains résultats étaient contradictoires avec la littérature, d’autres n’avaient jamais été faits auparavant. Finalement, je me retrouvais avec un travail original sans pouvoir m’appuyer sur rien pour juger si j’avais bien fait ou mal fait, uniquement l’avis du Pr A.
Après ses premières corrections, je modifierai tel ou tel truc, je rajouterai ci, enlèverai ça, tout ça pendant le courant du mois de juin. Il corrigera et validera en juillet. Nous bosserons ensemble la discussion et la conclusion en aout et en septembre la thèse sera bouclée. Ça me laissera septembre et octobre pour imprimer la thèse, trouver un jury, trouver une date de soutenance, trouver une salle et soutenir fin octobre. Comme ça, début novembre, je me trouverai un poste de chef de clinique chez Pr A, Pr B ou Pr C. Ou même Pr X ou Y, n’importe où mais novembre est une période optimale pour ça.
Les contes de fée, tout ça...
3 semaines après avoir envoyé le premier jet de ma thèse, c’est à dire fin juin, Pr A me renvoie ses commentaires : il y a davantage de corrections que mon propre texte après avoir sarclé à la faux. Pour faire simple : la moitié de ce que j’ai rédigé ne sert à rien, soit parce que c’est trop compliqué, soit parce que ça ne présente aucun intérêt. L’autre moitié est à ré-écrire entièrement.
Pr A me donne une liste de 6 articles de référence dont je devrais m’inspirer pour rédiger ma thèse. Fin du commentaire. Pas un mot sur la discussion des résultats. Merci de renvoyer une autre version retravaillée en août (pas avant parce que Pr A sera en vacances).
Je bouillonnais intérieurement et encore, c’est un euphémisme. J’avais TOUT à refaire et quasiment aucune directive pour améliorer mon travail. Évidemment que c’était mauvais ! il m’avait demandé un premier jet avec les résultats bruts. C’était exactement ça que je lui avais envoyé, sans faire le tri entre le bon grain et l’ivraie.
J’ai repris mon lecteur mp3 et mes chaussures en commençant par ça : Rage Against the Machine (attention, je préviens pour ceux qui ne connaissent pas, c'est du brutal), Sepultura (je reste un peu au Brésil), Nirvana (une façon de retomber en adolescence), Metallica (le Black Album), The Sex Pistols, …pour se défouler en courant, c'est excellent.
C’est à peu près à cette période que nous nous sommes séparés Murielle et moi, mais c’est une autre histoire. To be continued…
Eh bien elle fut coriace cette thèse ^^ (J'ai ri, mais j'ai ri ^^ l'eau de mer tout ça tout ça ^^)
RépondreSupprimerLa suite! Vite! Le suspens est insoutenable chez toi...mais qu'est-ce que c'est bon!
RépondreSupprimerMouahaha la tournante de stats !!!
RépondreSupprimerMon Dieu que je me reconnais dans certains passages !
Les chiffres qu'on mets des mois à récupérer, en fouillant les dossiers, ici, là, à l'hôpital, on farfouille des heures, pour retrouver une date de naissance manquante, une hospitalisation ici; sauf que ça change tout dans le tableau 1, le tableau 2 et le tableau 3...
Sauf que d'avoir trop cherché, au final, trop de données discordantes et conclusion de ma directrice en gros : heu... elles sont toute pourries tes données, on peut rien en faire, ça sert à rien de faire des stats.
T'as qu'à écrire un chapitre pour expliquer que c'est pourri et qu'on manque de données. Pfff
Merci Georges pour tout ces posts si bien écrits et si droles (à ce stade, il vaut mieux rire)
RépondreSupprimerJe profite d'une garde calme en cancérologie pour lire ton blog d'une traite. Je suis interne en médecine générale et j'avoue apprécier de pouvoir choisir librement mon directeur de thèse sans etre pris en otage dans une guerre clandestine...
Bon courage pour la suite et fin, et continue de nous faire rire !
Hello,
RépondreSupprimerJe suis arrivé chez toi en passant par chez Jaddo et je dois avouer que je ne suis pas deçu...
Il y a de tout : humour, romantisme, scenes torrides, tristesse. Bref, la vie !
Tout de même, ta presque addiction aux AX vertes est un peu effrayante :)
C'est dommage pour Gabrielle, je commençais à bien l'aimer la petite fée aux cheveux roses. Sniff.
Gabrielle reviendra dans un épisode prochain , stay tuned ;-)
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