Mon premier stage au CHU en tant qu'interne. Je venais de faire 1 an en périphérie à apprendre mon métier avec des médecins compétents, disponibles et au contact de qui il est agréable de travailler.
J'arrive dans le service à 8h30, je rencontre l'équipe, je fais connaissance, je prends mes marque et ma blouse toute neuve avec écrit dessus "interne CHU". Je suis un peu déçu parce qu'en périphérie, il y avait mon nom dessus et j'étais fier : "Georges Zafran, médecin" ça claque ! non, là, je suis anonyme. Je suis un numéro sur une blouse.
Le chef de service me dit qu'il s'occupera de moi pendant les 2 prochains mois, après on tournera avec mes co-internes, 2 filles, Pilar et Micheline, la première en dernière année et la deuxième en première année d'internat. Le premier jour ne compte pas parce qu'on passe tous plus de temps à comprendre qui est qui et comment fonctionne quoi qu'on n'a presque pas le temps de faire de travail médical. Je quitte le service à 23h. Les portails de l'hôpital sont fermées, il faut faire tout le tour pour passer par l'entrée de urgences. Je suis à 2 doigts de la déprime.
Le lendemain j'arrive à 8h30 pour faire le tour avec mon chef. Il a déjà fini quand j'arrive. Le lendemain j'arrive à 8h15, on fait le tour ensemble. Le lendemain, j'arrive à 8h15, il a déjà fini la visite. Le lendemain, j'arrive à 8h...vous voyez l'idée : le chef se débrouille pour faire la visite le plus tôt possible pour ne pas répondre à mes questions et à l'heure où les patients dorment encore comme ça il ne répond pas non plus aux leurs. J'en suis arrivé à venir tous les jours à 8h, à refaire un tour derrière lui pour savoir ce qu'il avait fait.
Après la visite, Grand Chef dicte les courriers des sortants. Et là, il faut être vigilant : s'il décide de changer un médicament au moment de la sortie, il faut que je le sache car c'est moi qui fait les ordonnances. C'est moi aussi qui écrit avec ma petite main et mon écriture dégueulasse le courrier provisoire pour le médecin traitant avant qu'il reçoive le courrier définitif (qui arrivera par la poste d'ici 3 semaines ou 1 mois, bref, le temps que le patient soit hospitalisé ailleurs). Si jamais, je commet UNE erreur, je me fais défoncer pendant 5 jours : "l'interne est nul". Vous situez à peu près.
Et si c'était pas assez déprimant comme ça : le matin, pour aller bosser, je gratte le givre sur mon pare-brise. Le soir en partant, je gratte aussi le givre sur mon pare-brise. Je considère la journée comme positive quand j'arrive à quitter l'hôpital AVANT que les portails ferment à 22h.
Un soir, j'étais de garde dans les étages, je n'ai pas dormi de la nuit. J'enchaîne évidemment avec la journée de boulot. Évidemment ? d'après mon chef : "Bien sûr, vous avez le droit de prendre votre repos de sécurité après une garde mais dans ce cas là, vous refilez vos patients à vos co-internes (on a 15 patients chacun et on sort à 22h tous les jours, se retrouver avec 30, c'est la mort assurée, pour les patients comme pour l'interne). Mais si vous décidez de bosser un lendemain de garde, c'est libre à vous et c'est tout à votre honneur, mais si vous commettez la moindre erreur de prescription, il n'y aura personne du service pour vous couvrir."
Le lendemain, je suis donc aussi efficace qu'un zombi (et le même regard vide), j'ai droit à 4 entrées dans l'après-midi et il faut tout finir avant 19h sinon les infirmières ne regardent même pas les prescriptions. A 18h, je viens de faire 34h de boulot d'affilée, je confonds le patient de la chambre 1 avec celui de la chambre 2. Il y en a un pour qui on attend le résultat du prélèvement pour mettre un antibiotique et l'autre dont le prélèvement doit être fait demain. Dès que le résultat sort, je prescrit mon antibiotique mais pas au bon patient évidemment.
Je m'en suis rendu compte le lendemain matin. Le patient n'a eu que 2 gélules au total, pas dramatique. Heureusement j'avais vérifié 3 fois que mes 2 patients n'avaient aucune allergie. Quand le chef a vu ça, je me suis fait POURRIR pendant 4 mois.
Vachement encourageant l'ambiance. Pour se remonter le moral entre internes, à 20h, on prend notre goûter avec des Princes, un thé et on se récite des films comme la Cité de la Peur ou Mission Cléopâtre. Justement, vous vous rappelez la scène où un agneau descend dans la fosse aux crocodiles ? qu'il se fait bouffer, qu'il ne reste que des lambeaux de cuir et que Numerobis dit "Il est où le magneau?". Vous situez ?
Un jour, pendant la grande visite professorale, on rentre dans la chambre de Mme Artérite qui vient pour gangrène, est partie en chirurgie se faire amputer et revient ce soir. La grande question c'est : quel est le niveau d'amputation ? si son artérite est pas trop grave, on l'ampute à mi-mollet. Si son artérite est plus grave, on l'ampute à mi-cuisse.
Nous faisons le tour donc, avec Grand Chef, interne n°1 n°2 et n°3, la chef de clinique et les 15 externes (les bébés docteurs, ils sont en 4° année). 20 personnes dans la chambre. Heureusement qu'elle est vide.
Je présente le dossier de la patiente. Je n'ai pas précisé : en plus de toutes les gentillesses que le Chef nous a balancé, il est aussi d'un caractère de cochon, antipathique, ne regarde jamais dans les yeux, déchire les observations des étudiants s'il y a des erreurs et critique les fautes de prescription par des "l'interne est un clown" ou "c'est de la médecine de Cow-boy" ou bien si on manque de référence médicales : "t'as lu ça où ? dans les Pieds Nickelés?"
Donc ce chef antipathique, écoute mon histoire clinique (ou plutôt celle de la patiente) et à la fin de mon exposé dit : "Il est où le moignon ?". Je détourne le regard, je regarde par la fenêtre l'air inspiré, je me mords l'intérieur des 2 joues pour réprimer un fou rire, chose que Pilar et Micheline n'ont pas réussi à faire : elles sont dans le dos du Professeur et pouffent le plus silencieusement possible et moi, ça me tire des larmes de rire au coin des yeux, je ne peux rien faire, je suis sous le projecteur du Chef et je vois leurs dos se soulever par soubresauts.
Alors la voix cassée (c'est pas facile de parler en se mordant les lèvres) je réponds : "Il est là" en montrant ma cuisse droite avec un geste de section de la main.
Nous sortons de la chambre et je fais semblant de courir dans mon bureau chercher un dossier. Mes 2 co-internes me suivent, on referme la porte et on explose, on rit, on pleur, on se prend dans les bras tellement on n'en peut plus de se retenir. Le Chef était encore plus exécrable parce que nous avons pris du retard mais ça valait tout l'or du monde.
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