lundi 8 avril 2013

Article premier

 
Me voilà de retour dans le bureau jaune pour discuter de l’article.
Après la soutenance de thèse, le Pr F, le seul a avoir été sympa pendant ce grand oral, m’avait dit :
« Je souhaite être tenu au courant de l’avancement de la rédaction de l’article. Je vous laisse même quelques pistes pour améliorer la rédaction, explorer d’autres pistes statistiques…Je pense que ça peut faire un bon article dans une grosse revue mais…Tenez moi au courant. » et il s’en vint en me remettant une liasse de papiers griffonnés, de notes, commentaires et suggestions sur ma thèse, laissant planer un mystère dont, à ce moment là, soyons honnête, je n’avais rien à foutre.
Ce n’est que de retour dans le bureau du Pr A que ses paroles résonnèrent à nouveau.
Pour faciliter la lecture, je mettrai les commentaires de la petite voix dans ma tête en italique.

Pr A :
«  J’ai réfléchi au résultats de thèse et …
bah il serait temps quand même ! il aurait fallu le faire pendant
je pense qu’il faut rajouter d’autre cas, pour que ce soit plus sérieux.
J’ai déjà la deuxième plus grande cohorte mondiale, tu te fous de moi ?
Oui parce que seulement 8 cancers, sur un total de 190 cas, ce n’est pas assez.
Ah oui ? tu te rappelles les articles que tu m’as refilé il y a 2 ans, avec seulement 4 cancers sur 32 cas ?
Je pense qu’il faut que tu te replonges dans les archives pour dégoter d’autres cas de cancers, avec les résultats des scanners bien entendu. Voici la liste des cas supplémentaires que j’ai trouvé.
_ Professeur, je ne comprends pas. Ce sont des cas qui auraient du être inclus dans ma thèse dès le départ. Pourquoi me les donner que maintenant ? ma recherche de cas avait pourtant été exhaustive.
_ Ces cas là sont…particuliers. On aurait pu les inclure dès le début même s’ils ne rencontraient pas tous les critères d’inclusion.
_ Oui, ça veut dire que je ne vais pas avoir tous les résultats dans le dossier.
_ Voilà. Il faudra que tu notes bien où a été réalisé le scanner, dans quel centre, les appeler pour qu’ils nous faxent le résultat.
_ S’ils l’ont encore ! certains cas datent d’il y a 10 ans !
_ Non pas tous ! il y a en a quelques uns qu’on a découvert après ta soutenance de thèse.
_ Oui, donc ils sortent de la période d’inclusion.
_ C’est pas grave ça, on changera la date pour l’article.
Mouais…j’aime pas ça.
Et  puis si tu pouvais m’envoyer tes données, ça pourrait être intéressant que je les regarde plus en profondeur.
Ça, fallait le faire avant mon gars.
_ Je vous avait déjà envoyé le fichier 3 fois pendant mon recueil de données.
_ Oui mais c’est le fichier final qui m’intéresse.
Mais bien sûr ! la deuxième base de données mondiale sur le sujet, je te la refilerais gracieusement, comme ça, après 2 ans de travail ?
_ Bah ça sert à rien si je dois rajouter des cas, il faudra que je refasse toutes les stats de toute manière.
_ Oui bien sûr, on verra ça après alors.
_ On en reparlera. » 
On n'en reparlera pas, c'est déjà décidé : c'est non. 

Je me suis donc retrouvé illico dans les archives de l’hôpital. Alors…un petit rappel sur les archives : de manière générale, elles sont au sous-sol et sans fenêtre. Pourquoi ? et bien pour les préserver de la lumière bien sûr ! la lumière abime le papier et efface l’encre c’est bien connu. Mais alors pourquoi et comment est-ce que je retrouve toujours des plumes de pigeons  dans ces foutus dossiers ?!?!?!
Ensuite, les archives ont beau être flambantes neuves (oui je sais, flambantes, pour des archives remplies de papier et de carton, ça craint), les dossiers n’en sont pas moins moisi, au sens propre et figuré. C’est pour ça qu’il ne faut pas trop tirer dessus quand on les sort (ou quand on l’essore) de l’étagère : il peut en rester encore la moitié dedans ou bien se retrouver avec la moitié par terre.

Dans ces archives, il y a souvent, heureusement, un petit bureau avec une toute petite lampe, branchée à l’unique prise de courant de TOUT le sous-sol de l’hôpital. Donc, pour y brancher l’ordi…c’est coton. Soit je me retrouve dans le noir, dans le coin des archives, au sous-sol sans fenêtre je le rappelle,  mais avec un ordi qui fonctionne et laissez moi vous dire qu’éclairer des piles de dossiers à la lumière d’un écran, ya de quoi flipper.
Soit, j’ai de la lumière histoire de ne pas m’esquinter les yeux, mais il faut que je remonte d’un étage avec mon ordi sous le bras (histoire qu'on ne me le vole pas pendant mon absence), entre dans un secrétariat, photocopie LE compte-rendu qui m’intéresse, redescende, range le papier dans le dossier, range le dossier, ressorte un autre dossier et bis repetita ad libitum.

C’est la deuxième option que j’ai choisi. Une fois les 12 compte-rendus photocopiés, il faut rentrer toutes les données dans mon tableur, voir les infos qui manquent, rappeler le cabinet où le patient a passé son examen et attendre.
« Ça serait possible de faxer le résultat dans le service de Pr A ?
_ Oui bien sûr. A son nom ?
_ Oulah non ! au miens, Docteur Georges Zafran. »
Mais en disant cela, je me suis vite rendu compte que Pr A ne regarderait jamais les résultats, qu’ils ne me les transmettrait jamais aux antipodes, même par email, et donc, qu’il faudrait incidemment que je repose les pieds dans son bureau.

Heureusement, ma tâche administrative vint à son terme et je pus retrouver Milène dans son canapé, en train de pleurer, en regardant le journal de Bridget Jones à la télé, en buvant du thé Lapsang Souchong, une boite de chocolats ouverte sur la table basse, à côté du Magasin de suicides de Jean Teulé.
« Bah alors ma belle ! tu déprimes ?
_ Snif …Ouuuiiiiii, mugit-elle.
_ Faut pas ! t’es libérée de ton boulet. Tu devrais être heureuse.
_ Oui mais… snif…j’y arrive paaaaaaas.
_ Allez viens on sort. T’es blanche comme un cachet d’aspirine.
_ Oh ne me parle pas de cachet s’il te plaît.
_ Ah oui pardon, désolé.
_ Je ne peux pas sortir comme ça, je suis laide.
_ Mais non, t’es magnifique ! sauf que tu ne le vois pas.
_ Ah oui ?
_ Oui parce que je te regarde depuis tout à l’heure et tu t’essuies les yeux alors que tu as du chocolat plein les doigts.
_ Pfff t’es con.
_ Ah ! enfin un sourire ! allez, va prendre un bain le panda, je t’attends. »

Sur les quais, un soir de printemps, l’air transporte un parfum de légèreté et d’insouciance, ce petit flottement de l’âme qui rend supportable une bonne quantité de la médiocrité humaine et imprime un sourire sur les faces les plus mornes.
En tout cas, ça a marché pour Milène.
Emmitouflée dans son écharpe rouge, les mains enfoncées au plus profond dans les poches de son pantalon de velours, nous marchions au hasard, sans regarder ni la destination ni le temps, juste pour flâner.

« Tu sais le pire ?
_ Non, dis moi.
_ C’est que je n’arrive même pas à me faire draguer.
_ C’est à dire.
_ L’autre soir, une copine a voulu m’emmener boire un verre pour me changer les idées.
_ Bonne idée.
_ Oui, sauf que c’était arrangé : un pote d’une pote à elle devait nous rejoindre comme par hasard et il a commencé à engager la conversation avec moi.
_ Oui, c’était prévisible mais ça partait d’un bon sentiment. 
_ Mais j'ai horreur de ça ! c'est nul les rencontres arrangées, ça coupe tout ! Je suis sûre que c'est pour ça que les pandas n'arrivent pas à se reproduire en captivité.
_ Et la suite ?
_ Bah j’ai bien accroché finalement.
_ Ah ! et après ?
_ On a décidé d’aller en boite, mais une fois rentrées toutes dedans, le mec n’était plus là.
_ Heing ?
_ Pfff tous pareils ces mecs, personne pour assurer le service après-vente, que des promesses et rien de plus, de belles paroles mais aucun acte.
_ Lui c’était un mec parmi tant d’autres, je suis sûr que tu en trouveras un bien.
_ Oui…peut-être…c’est même pas sûr. Et puis, il faudra que je me tape encore combien de connards avant de tomber sur un mec bien ?
_ 5.
_ Heing ?
_ Bah oui ! si on part du principe qu’il y a sur cette terre 50% de mecs qui ne sont pas des gros connards, il faut t’en taper 5 avant que le sixième ne soit correct.
_ Ah oui tu crois ? Non, moi je dirais qu’il y en a moins que ça.
_ C’est combien pour toi la proportion de mecs bien ?
_ Pas plus de 10% à la louche.
_ Ok, donc ton boulet, c’était le numéro combien ?
_ Mmm… 7.
_ Donc encore 2 connards et le prochain…
_ …sera mon prince charmant ?
_ Non, ça sera pas un connard ! attends ! faut pas non plus être trop exigeante !
_ Pfff t’es con, me frappa-t-elle le visage avec son écharpe tout en imprimant un sourire radieux sur son visage. Elle huma le parfum des arbres verts, prit une grande inspiration et …
_ T’as raison. Faut que je remonte de cheval. Mais c’est chiant !
_ Qu’est-ce qui est chiant ?
_ Bah tout ça ! toute cette valse de séduction, séparation, réparation et re séduction.
_ Oui mais c’est valable pour tout le monde. Tout le monde subit les même règles du jeu.
_ Ouais bah ça n’empêche pas certains d’être mauvais joueurs, ou même tricheurs. Et c’est toujours les même qui trinquent. C’est pas juste. C’est comme si je traversait un champ de mines à la recherche du meilleur des champignons.
_ Super ! comparer les mecs à des champignons.
_ Oui ! je persiste ! et vénéneux en plus ! c’est pour ça qu’on les appelle phalloïde d’ailleurs.
_ Pfff t’es conne. Et après ? à l’amour comme à la guerre ?
_ Oui, comme à la guerre, sauf qu'il faudrait un genre de convention de Genève des cœurs brisés.
_ C’est pas con ça. Et il y aurait quoi dans cette convention ?
_ Article premier : il est interdit de se moquer de quiconque se blesse à essayer de trouver l’amour.
_ Bien dit ! article 2 : il est interdit de se morfondre trop longtemps parce que, d’une part, on l’a bien cherché, l’amour, et d’autre part parce que ça risque aussi d'arriver à l’autre.
_ C’est pas faux. Bah je lui souhaite bien du plaisir à l’autre.
_ Voilà ! t’es en voie de guérison !
_ Merci. Heureusement qu’il y a des médecins sur le champs de bataille de l’amour.
_ Mouais, sauf que c’est eux qu’on vise en premier.
_ Ah ouais ? racontes.
_ Tu te rappelles Emilie ? je n’arrive pas à l’oublier.
_ Pourquoi ? il s’est passé quelque chose ?
_ Bah non, justement.
_ Mmm, t’as intérêt à développer.
_ Je n’ai jamais su si elle jouait avec moi, si elle était attirée ou si elle n’en avait rien à foutre de moi.
_ Et du coup ?
_ Du coup, c’est cette incertitude qui me torture. Ce « et si… ? » qui me taraude. Et si c’était possible ?
_ Pourquoi « possible » tu te fous de ma gueule ? t’as vu ta gueule ? t’as vu tes fesses depuis que tu t’es mis à courir ?! Franchement ! tu pourrais te taper n’importe qui qu’elle aurait de la chance de t’avoir !
_ Mais non. Tu dis ça parce que t’es mon amie.
_ Non ! bon, on va parler sérieusement, comme si tu étais un fille ok ?
_ Euh…ok.
_ Un mec peut avoir la fille qu’il veut. Un mec peut faire ce qu’il veut ! la réciproque est vraie mais c’est différent.
_ C’est à dire ?
_ T’as pas vu Hitch ?
_ Et bien ?
_ Et bien, en étant soi-même mais en mieux, en sachant se mettre en valeur, en sachant être à l’écoute de l’autre, n’importe qui peut avoir n’importe qui.
_ Et alors ! cette fille est inaccessible.
_ Comment tu peux savoir si elle est inaccessible si tu n’as pas essayé ?
_ Euh …parce que…si…et après…non. T’as raison. Je n’ai pas d’excuse, faut que je me lance.
_ Voilà toi aussi tu es en voie de guérison. »

Je suis retourné le lendemain sur mon ile.

Dans la file d’attente pour l’avion, je me suis fait aborder. Pas par une fille, non, mais par Clément :

«_ Salut ! comment ça va ?
_ Mouais pas mal et toi ?
_ Bah ça va, ça va. Toujours en pleine drague.
_ Tu m’étonnes. Toujours en chirurgie ?
_ Plus que jamais ! d’ailleurs l’autre soir, j’étais parti boire un verre avec des infirmières de bloc histoire d’essayer de m’en serrer une ou deux et je suis tombé sur une jolie petite gazelle.
_ Ah ?
_ Oui tu sais, facile à repérer. Le genre de fille isolée en dehors du troupeau, un peu malade, celle qui est la cible privilégiée des lions dans la savane. C'est ce que j'appelle la "technique du gnou malade".
_ Euh, je vois à peu près, ça me fais limite gerber mais oui. Et toi tu es le lion j’imagine.
_ C’est ça ! donc je tente une approche, on accroche bien, je leur paye les boissons et je les suis en boite. Sauf que, arrivé devant la boite, j’ai plus une thune ! je voulais flamber devant les infirmières et j’ai payé cash sauf que l’entrée était payante pour les gars et j’avais genre 1 pièce de 1 euro ! et pas de distributeur dans le coin !
_ Oh comme c’est dommage ! dis-je en essayant de réprimer un sourire.
_ Alors j’ai commencé à rentrer chez moi dépité et il a commencé à pleuvoir. Mais pas la petite pluie. Non ! les gros giboulets de printemps ! avec des grêlons gros comme des couilles !
_ Mince alors. Là, je n’essaye même plus de réprimer quoi que ce soit.
_ Alors je rentre dans un taxi et je lui demande s’il prend la carte. Et tu sais ce qu’il me répond ? un truc que on ne m’a jamais dit !
_ Non ?
_ C’est ça ! il me répond « non » le mec ! alors je descends et je commence à rentrer à pied, sauf que j’habite à 3km du centre ville !
_ Ah ! c’est con ! je rigole franchement !
_ Te fous pas de ma gueule ! heureusement que je vais au soleil guérir mon rhume.
_ Ah c’est vrai ça, qu’est-ce que tu fous là ? Tu prends l’avion aussi ?
_ Bah oui ! t’es con ou quoi ? on est dans un aéroport. Je vais sous les tropiques pour courir de l’ultra-trail. Tu connais ?
_ Oh oui ! je pense qu’on va faire la même course, dis-je en affichant un sourire de carnassier à mon tour.
_ Cool ! alors on se revoit dans les montagnes. »

Oh oui, prépares toi, tu vas morfler. Aussitôt parti, j’ai saisi mon téléphone, SMS à Milène :
« Le mec qui te courrait après au bar, tu peux le rayer de ta liste. Plus qu’un seul connard avant la fin de la guerre. »

La suite au prochain numéro

Ici la convention de Genève des blessés de l'amour : 
http://paulocoelhoblog.com/2007/12/05/edition-n%C2%BA-161-convention-sur-les-blessures-d%E2%80%99amour/