Me voilà de retour dans le bureau jaune pour discuter de l’article.
Après la soutenance de thèse, le Pr F, le seul a avoir été
sympa pendant ce grand oral, m’avait dit :
« Je souhaite être tenu au courant de
l’avancement de la rédaction de l’article. Je vous laisse même quelques pistes
pour améliorer la rédaction, explorer d’autres pistes statistiques…Je pense que
ça peut faire un bon article dans une grosse revue mais…Tenez moi au
courant. » et il s’en vint en me remettant une liasse de papiers griffonnés, de
notes, commentaires et suggestions sur ma thèse, laissant planer un mystère
dont, à ce moment là, soyons honnête, je n’avais rien à foutre.
Ce n’est que de retour dans le bureau du Pr A
que ses paroles résonnèrent à nouveau.
Pour faciliter la lecture, je mettrai les
commentaires de la petite voix dans ma tête en italique.
Pr A :
« J’ai réfléchi au résultats de thèse et
…
bah il
serait temps quand même ! il aurait fallu le faire pendant
je pense qu’il faut rajouter d’autre cas, pour
que ce soit plus sérieux.
J’ai
déjà la deuxième plus grande cohorte mondiale, tu te fous de moi ?
Oui parce que seulement 8 cancers, sur un
total de 190 cas, ce n’est pas assez.
Ah
oui ? tu te rappelles les articles que tu m’as refilé il y a 2 ans, avec
seulement 4 cancers sur 32 cas ?
Je pense qu’il faut que tu te replonges dans
les archives pour dégoter d’autres cas de cancers, avec les résultats des
scanners bien entendu. Voici la liste des cas supplémentaires que j’ai trouvé.
_ Professeur, je ne comprends pas. Ce sont des
cas qui auraient du être inclus dans ma thèse dès le départ. Pourquoi me les
donner que maintenant ? ma recherche de cas avait pourtant été exhaustive.
_ Ces cas là sont…particuliers. On aurait pu
les inclure dès le début même s’ils ne rencontraient pas tous les critères
d’inclusion.
_ Oui, ça veut dire que je ne vais pas avoir
tous les résultats dans le dossier.
_ Voilà. Il faudra que tu notes bien où a été
réalisé le scanner, dans quel centre, les appeler pour qu’ils nous faxent le
résultat.
_ S’ils l’ont encore ! certains cas
datent d’il y a 10 ans !
_ Non pas tous ! il y a en a quelques uns
qu’on a découvert après ta soutenance de thèse.
_ Oui, donc ils sortent de la période
d’inclusion.
_ C’est pas grave ça, on changera la date pour
l’article.
Mouais…j’aime
pas ça.
Et
puis si tu pouvais m’envoyer tes données, ça pourrait être intéressant
que je les regarde plus en profondeur.
Ça,
fallait le faire avant mon gars.
_ Je vous avait déjà envoyé le fichier 3 fois
pendant mon recueil de données.
_ Oui mais c’est le fichier final qui
m’intéresse.
Mais
bien sûr ! la deuxième base de données mondiale sur le sujet, je te la
refilerais gracieusement, comme ça, après 2 ans de travail ?
_ Bah ça sert à rien si je dois rajouter des
cas, il faudra que je refasse toutes les stats de toute manière.
_ Oui bien sûr, on verra ça après alors.
_ On en reparlera. »
On n'en reparlera pas, c'est déjà décidé : c'est non.
On n'en reparlera pas, c'est déjà décidé : c'est non.
Je me suis donc retrouvé illico dans les
archives de l’hôpital. Alors…un petit rappel sur les archives : de manière
générale, elles sont au sous-sol et sans fenêtre. Pourquoi ? et bien pour
les préserver de la lumière bien sûr ! la lumière abime le papier et
efface l’encre c’est bien connu. Mais alors pourquoi et comment est-ce que je
retrouve toujours des plumes de pigeons
dans ces foutus dossiers ?!?!?!
Ensuite, les archives ont beau être flambantes
neuves (oui je sais, flambantes, pour des archives remplies de papier et de
carton, ça craint), les dossiers n’en sont pas moins moisi, au sens propre et
figuré. C’est pour ça qu’il ne faut pas trop tirer dessus quand on les sort (ou
quand on l’essore) de l’étagère : il peut en rester encore la moitié dedans
ou bien se retrouver avec la moitié par terre.
Dans ces archives, il y a souvent,
heureusement, un petit bureau avec une toute petite lampe, branchée à l’unique
prise de courant de TOUT le sous-sol de l’hôpital. Donc, pour y brancher
l’ordi…c’est coton. Soit je me retrouve dans le noir, dans le coin des
archives, au sous-sol sans fenêtre je le rappelle, mais avec un ordi qui fonctionne et laissez moi vous dire
qu’éclairer des piles de dossiers à la lumière d’un écran, ya de quoi flipper.
Soit, j’ai de la lumière histoire de ne pas
m’esquinter les yeux, mais il faut que je remonte d’un étage avec mon ordi sous le bras (histoire qu'on ne me le vole pas pendant mon absence), entre dans un
secrétariat, photocopie LE compte-rendu qui m’intéresse, redescende, range le
papier dans le dossier, range le dossier, ressorte un autre dossier et bis
repetita ad libitum.
C’est la deuxième option que j’ai choisi. Une
fois les 12 compte-rendus photocopiés, il faut rentrer toutes les données dans
mon tableur, voir les infos qui manquent, rappeler le cabinet où le patient a
passé son examen et attendre.
« Ça serait possible de faxer le résultat
dans le service de Pr A ?
_ Oui bien sûr. A son nom ?
_ Oulah non ! au miens, Docteur Georges
Zafran. »
Mais en disant cela, je me suis vite rendu
compte que Pr A ne regarderait jamais les résultats, qu’ils ne me les
transmettrait jamais aux antipodes, même par email, et donc, qu’il faudrait
incidemment que je repose les pieds dans son bureau.
Heureusement, ma tâche administrative vint à
son terme et je pus retrouver Milène dans son canapé, en train de pleurer, en
regardant le journal de Bridget Jones
à la télé, en buvant du thé Lapsang Souchong, une boite de chocolats ouverte sur la table basse,
à côté du Magasin de suicides de Jean
Teulé.
« Bah alors ma belle ! tu
déprimes ?
_ Snif …Ouuuiiiiii, mugit-elle.
_ Faut pas ! t’es libérée de ton boulet.
Tu devrais être heureuse.
_ Oui mais… snif…j’y arrive paaaaaaas.
_ Allez viens on sort. T’es blanche comme un
cachet d’aspirine.
_ Oh ne me parle pas de cachet s’il te plaît.
_ Ah oui pardon, désolé.
_ Je ne peux pas sortir comme ça, je suis
laide.
_ Mais non, t’es magnifique ! sauf que tu
ne le vois pas.
_ Ah oui ?
_ Oui parce que je te regarde depuis tout à
l’heure et tu t’essuies les yeux alors que tu as du chocolat plein les doigts.
_ Pfff t’es con.
_ Ah ! enfin un sourire ! allez, va
prendre un bain le panda, je t’attends. »
Sur les quais, un soir de printemps, l’air
transporte un parfum de légèreté et d’insouciance, ce petit flottement de l’âme
qui rend supportable une bonne quantité de la médiocrité humaine et imprime un
sourire sur les faces les plus mornes.
En tout cas, ça a marché pour Milène.
Emmitouflée dans son écharpe rouge, les
mains enfoncées au plus profond dans les poches de son pantalon de velours, nous
marchions au hasard, sans regarder ni la destination ni le temps, juste pour flâner.
« Tu sais le pire ?
_ Non, dis moi.
_ C’est que je n’arrive même pas à me faire
draguer.
_ C’est à dire.
_ L’autre soir, une copine a voulu m’emmener
boire un verre pour me changer les idées.
_ Bonne idée.
_ Oui, sauf que c’était arrangé : un pote
d’une pote à elle devait nous rejoindre comme
par hasard et il a commencé à engager la conversation avec moi.
_ Oui, c’était prévisible mais ça partait d’un
bon sentiment.
_ Mais j'ai horreur de ça ! c'est nul les rencontres arrangées, ça coupe tout ! Je suis sûre que c'est pour ça que les pandas n'arrivent pas à se reproduire en captivité.
_ Et la suite ?
_ Mais j'ai horreur de ça ! c'est nul les rencontres arrangées, ça coupe tout ! Je suis sûre que c'est pour ça que les pandas n'arrivent pas à se reproduire en captivité.
_ Et la suite ?
_ Bah j’ai bien accroché finalement.
_ Ah ! et après ?
_ On a décidé d’aller en boite, mais une fois
rentrées toutes dedans, le mec n’était plus là.
_ Heing ?
_ Pfff tous pareils ces mecs, personne pour
assurer le service après-vente, que des promesses et rien de plus, de belles paroles mais aucun acte.
_ Lui c’était un mec parmi tant d’autres, je
suis sûr que tu en trouveras un bien.
_ Oui…peut-être…c’est même pas sûr. Et puis,
il faudra que je me tape encore combien de connards avant de tomber sur un mec
bien ?
_ 5.
_ Heing ?
_ Bah oui ! si on part du principe qu’il
y a sur cette terre 50% de mecs qui ne sont pas des gros connards, il faut t’en
taper 5 avant que le sixième ne soit correct.
_ Ah oui tu crois ? Non, moi je dirais
qu’il y en a moins que ça.
_ C’est combien pour toi la proportion de mecs
bien ?
_ Pas plus de 10% à la louche.
_ Ok, donc ton boulet, c’était le numéro
combien ?
_ Mmm… 7.
_ Donc encore 2 connards et le prochain…
_ …sera mon prince charmant ?
_ Non, ça sera pas un connard !
attends ! faut pas non plus être trop exigeante !
_ Pfff t’es con, me frappa-t-elle le visage
avec son écharpe tout en imprimant un sourire radieux sur son visage. Elle huma
le parfum des arbres verts, prit une grande inspiration et …
_ T’as raison. Faut que je remonte de
cheval. Mais c’est chiant !
_ Qu’est-ce qui est chiant ?
_ Bah tout ça ! toute cette valse de
séduction, séparation, réparation et re séduction.
_ Oui mais c’est valable pour tout le monde.
Tout le monde subit les même règles du jeu.
_ Ouais bah ça n’empêche pas certains
d’être mauvais joueurs, ou même tricheurs. Et c’est toujours les même qui
trinquent. C’est pas juste. C’est comme si je traversait un champ de mines à la
recherche du meilleur des champignons.
_ Super ! comparer les mecs à des
champignons.
_ Oui ! je persiste ! et vénéneux en
plus ! c’est pour ça qu’on les appelle phalloïde d’ailleurs.
_ Pfff t’es conne. Et après ? à l’amour
comme à la guerre ?
_ Oui, comme à la guerre, sauf qu'il faudrait un genre de convention
de Genève des cœurs brisés.
_ C’est pas con ça. Et il y aurait quoi dans
cette convention ?
_ Article premier : il est interdit de se
moquer de quiconque se blesse à essayer de trouver l’amour.
_ Bien dit ! article 2 : il est
interdit de se morfondre trop longtemps parce que, d’une part, on l’a bien
cherché, l’amour, et d’autre part parce que ça risque aussi d'arriver à l’autre.
_ C’est pas faux. Bah je lui souhaite bien du
plaisir à l’autre.
_ Voilà ! t’es en voie de guérison !
_ Merci. Heureusement qu’il y a des médecins
sur le champs de bataille de l’amour.
_ Mouais, sauf que c’est eux qu’on vise en
premier.
_ Ah ouais ? racontes.
_ Tu te rappelles Emilie ? je n’arrive
pas à l’oublier.
_ Pourquoi ? il s’est passé quelque
chose ?
_ Bah non, justement.
_ Mmm, t’as intérêt à développer.
_ Je n’ai jamais su si elle jouait avec moi,
si elle était attirée ou si elle n’en avait rien à foutre de moi.
_ Et du coup ?
_ Du coup, c’est cette incertitude qui me
torture. Ce « et si… ? » qui me taraude. Et si c’était possible ?
_ Pourquoi « possible » tu te fous
de ma gueule ? t’as vu ta gueule ? t’as vu tes fesses depuis que tu
t’es mis à courir ?! Franchement ! tu pourrais te taper n’importe qui
qu’elle aurait de la chance de t’avoir !
_ Mais non. Tu dis ça parce que t’es mon amie.
_ Non ! bon, on va parler sérieusement,
comme si tu étais un fille ok ?
_ Euh…ok.
_ Un mec peut avoir la fille qu’il veut. Un
mec peut faire ce qu’il veut ! la réciproque est vraie mais c’est différent.
_ C’est à dire ?
_ T’as pas vu Hitch ?
_ Et bien ?
_ Et bien, en étant soi-même mais en mieux, en
sachant se mettre en valeur, en sachant être à l’écoute de l’autre, n’importe
qui peut avoir n’importe qui.
_ Et alors ! cette fille est inaccessible.
_ Comment tu peux savoir si elle est
inaccessible si tu n’as pas essayé ?
_ Euh …parce que…si…et après…non. T’as raison.
Je n’ai pas d’excuse, faut que je me lance.
_ Voilà toi aussi tu es en voie de
guérison. »
Je suis retourné le lendemain sur mon ile.
Dans la file d’attente pour l’avion, je me
suis fait aborder. Pas par une fille, non, mais par Clément :
«_ Salut ! comment ça va ?
_ Mouais pas mal et toi ?
_ Bah ça va, ça va. Toujours en pleine drague.
_ Tu m’étonnes. Toujours en chirurgie ?
_ Plus que jamais ! d’ailleurs l’autre
soir, j’étais parti boire un verre avec des infirmières de bloc histoire
d’essayer de m’en serrer une ou deux et je suis tombé sur une jolie petite
gazelle.
_ Ah ?
_ Oui tu sais, facile à repérer. Le genre de fille isolée en dehors du troupeau, un peu malade, celle qui est la cible
privilégiée des lions dans la savane. C'est ce que j'appelle la "technique du gnou malade".
_ Euh, je vois à peu près, ça me fais limite
gerber mais oui. Et toi tu es le lion j’imagine.
_ C’est ça ! donc je tente une approche,
on accroche bien, je leur paye les boissons et je les suis en boite. Sauf que,
arrivé devant la boite, j’ai plus une thune ! je voulais flamber devant
les infirmières et j’ai payé cash sauf que l’entrée était payante pour les gars
et j’avais genre 1 pièce de 1 euro ! et pas de distributeur dans le
coin !
_ Oh comme c’est dommage ! dis-je en
essayant de réprimer un sourire.
_ Alors j’ai commencé à rentrer chez moi
dépité et il a commencé à pleuvoir. Mais pas la petite pluie. Non ! les
gros giboulets de printemps ! avec des grêlons gros comme des
couilles !
_ Mince alors. Là, je n’essaye même plus de
réprimer quoi que ce soit.
_ Alors je rentre dans un taxi et je lui
demande s’il prend la carte. Et tu sais ce qu’il me répond ? un truc que
on ne m’a jamais dit !
_ Non ?
_ C’est ça ! il me répond
« non » le mec ! alors je descends et je commence à rentrer à
pied, sauf que j’habite à 3km du centre ville !
_ Ah ! c’est con ! je rigole
franchement !
_ Te fous pas de ma gueule ! heureusement
que je vais au soleil guérir mon rhume.
_ Ah c’est vrai ça, qu’est-ce que tu fous
là ? Tu prends l’avion aussi ?
_ Bah oui ! t’es con ou quoi ? on
est dans un aéroport. Je vais sous les tropiques pour courir de l’ultra-trail. Tu
connais ?
_ Oh oui ! je pense qu’on va faire la même
course, dis-je en affichant un sourire de carnassier à mon tour.
_ Cool ! alors on se revoit dans les
montagnes. »
Oh oui, prépares toi, tu vas morfler. Aussitôt
parti, j’ai saisi mon téléphone, SMS à Milène :
« Le mec qui te courrait après au bar, tu
peux le rayer de ta liste. Plus qu’un seul connard avant la fin de la guerre. »
La suite au prochain numéro
Ici la convention de Genève des blessés de l'amour :
http://paulocoelhoblog.com/2007/12/05/edition-n%C2%BA-161-convention-sur-les-blessures-d%E2%80%99amour/