mercredi 17 décembre 2014

Coeur fondant

"_ Alors ? comment c'était ?
Lola me harcèle de questions depuis mon retour de métropole. Entre deux patients, entre deux examens, pendant les pauses, entre les pauses...dès qu'elle expire en fait. Mais je ne peux pas vraiment lui en vouloir. Elle le voit bien à mon regard et mon sourire en coin indécrochable que je suis heureux. Alors on joue, on se titille : elle me questionne, je ne réponds pas, mais elle sait que je n'ai qu'une envie, c'est d'en parler, et je sais que de son côté, elle meurt d'envie d'entendre toute l'histoire, tous les menus détails.
_ Bon, la journée est finie. Je t'offre le mojito ?
_ oh ouuuiiiiiiii ! comme ça tu me racontes tout !" dit-elle en applaudissant.

Je resitue pour tout le monde : le bord de mer, le coucher de soleil, les palmiers, 2 verres de menthe qui fait tourner la tête et des lunettes de soleil. La confession peut commencer.

" _ Tout d'abord, je dois préciser qu'il ne s'est rien passé.
_ Oh arrête ! T'as des étoiles dans les yeux depuis que tu es revenu. Ne me dis pas, à moi, qu'il ne s'est rien passé.
_ Bah non il ne s'est rien passé, patate ! je venais la consoler parce que son oncle s'est suicidé. Il ne pouvait rien se passer. Décemment.
_ Effectivement, vu comme ça...mais bon, rien de mieux pour remonter le moral que...
_ Oui oui j'ai compris mais non.  Mon sexe n'est pas un vulgaire cric à soulever l'estime de soi.
_ Bon alors ? si tu ne lui a pas soulevé le bas de caisse, vous avez fait quoi ?
_ Et bien...

Retour en arrière.

Emilie m'avait appelé suite au décès de son oncle, désespérée, en larme, toute seule dans sa nouvelle vie, perdue dans son nouveau CHU. Elle avait été mon externe et était devenue mon amie. Depuis, nous nous écrivions régulièrement, à peu près tous les 6 mois, pour garder le contact. Vous voyez ? ce genre de personne que vous ne voyez pas souvent mais que vous ne voulez pas perdre de vue, qui a une place spéciale dans votre vie. Laquelle ? ni l'un ni l'autre ne sait, mais une place indissociable.

Et bien nous avions su garder ce genre de lien là, d'autant plus flou qu'il est émotionnellement fort. Je n'avais pas eu de nouvelles depuis quelque temps. Longtemps, à dire vrai. Pourquoi m'a-t-elle appelé après autant de temps ? je sais que je comptais pour elle, elle me l'avait dit. Si elle m'appelle dans un moment de détresse c'est que je tiens une place très importante dans sa vie, alors !

J’avoue, j'ai ressenti un peu de fierté. Suite à mon congrès, j'en ai profité pour prendre le train et la rejoindre. Elle m'avait donné l'adresse, je me suis débrouillé avec les transports en commun. Il faisait froid, je rappelle que nous sommes en novembre, la pluie était fine et glacée. Je me trimbalais ma petite valise à roulette avec mon arme secrète à l'intérieur.

"_ C'était une boite de préservatifs ?
_ Non Lola, non ! Tu me laisses raconter la suite ?
_ Oui oui, vas-y, je ne t'interromprai plus.
_ Donc, je disais..."

J'ai frappé à sa porte, un immeuble impersonnel, neuf, glacial, un bloc de béton que trois pauvres touffes de citronnelle n'arrivaient à dé-stériliser. Elle m'ouvrit, emmitouflée dans une couette, les cheveux en pétard, un maquillage mélangeant le style du clown et du panda, sauf qu'elle ne rigolait pas du tout. Je voyais à ses yeux rouges qu'elle avait abondamment pleuré. Elle se jeta dans mes bras :
"_ Merci d'être venu ! Merci, merci, merci.
_ C'est normal. Je serai toujours là pour toi.
_ Non, c'est pas normal. C'est pas normal ce qui m'arrive, c'est injuste et je ne peux même pas en parler avec ma famille, ils sont dans le même état que moi. Personne pour se remonter le moral.
_ Et tes amies ?
_ Ma seule amie, c'est ma sœur.
_ Ah oui, mince.
_ Je t'offre quelque chose ?
_ Offre moi d'entrer déjà.
_ Ah oui pardon, je suis nulle.
_ Mais non, t'inquiète, c'est pas grave.
_ Je peux t'offrir un thé, un Lapsang Souchong.
Oh, mon thé préféré. Est-ce un signe ?
_ Oui, avec plaisir.

Elle me fit une place sur son canapé et se cala contre mon épaule.

_ C'est plus facile pour moi de parler comme ça. Je n'arrive pas bien à me livrer si j'ai quelqu'un en face de moi.
_ Je connais, je fais pareil.

"_ Et oh ! patate ! on est souvent en face l'un de l'autre quand on se parle, non ? intervint Lola.
_ Oui, au boulot, mais quand on se confie l'un à l'autre, on est côte à côte. Rappelle-toi, chez toi. Et là, on est assis en face de l'eau, chacun regardant l'horizon, non ?
_ Oui, c'est pas faux. Vas-y, continue, confie-toi, mon canard.
_ Pfff...confit de canard toi même ! Donc, j'en étais où ?...Ah oui !"

_ Tout s'était bien passé, on avait fait notre réunion familiale mensuelle, il y avait tout le monde : mon père, ma mère, ma grand-mère, ma sœur et Victor. On a super bien mangé, comme d'habitude, mamie est un cordon bleu, un peu bu forcément, et on a surtout bien ri. Le fait qu'il soit sourd, enfin, fût, n'a jamais empêché le dialogue entre tous, au contraire. Tous le monde signait, parlait, souvent les deux en même temps, alors les repas duraient des plombes.
Cet usage du subjonctif imparfait à l'oral me mis dans tous mes états.
_ Chacun est retourné chez soi en fin de soirée, Victor vivait chez mamie, il est resté sur place. Et le lendemain...
_ ... Je suis là, je t'écoute toujours.
Des sanglots bloquaient sa voix.
_ Le lendemain...mamie l'a retrouvé dans son bain, les veines des avant-bras tranchées.
_ Oh merde !
_ Comme tu dis.
_ Pardon, ça m'a échappé.
_ Tu vois comme toi, ça te choque. Imagine nous ! On riait avec lui encore la veille ! Putain, la veille !!!
_ C'est horrible !
_ Je te passe comment le fait de s'absenter en début de stage pour retourner chez mamie, tu sais comment ça a pu être perçu...
_ J'imagine.
_ Poser un second jour de congé pour l'enterrement...
_ Tu en as parlé à tes co-internes ?
_ Je n'ai même pas eu le temps. Quand j'ai quitté précipitamment le service quand j'ai appris la nouvelle, ils se sont ligués contre moi, disant dans mon dos que j'étais une tire-au-flan.
_ C'est honteux.
_ Ils ne m'ont même pas crus pour l'enterrement. Ils ont dit que je faisais mon intéressante.
_ Comment tu as su ce qu'ils disaient en ton absence ?
_ J'ai parlé à un de mes chefs, il m'a compris, soutenu...franchement, sans lui,  je me serais déjà tiré une balle.
_ Faut pas dire ça. Ce sont des connards, tes co-internes. Je t'ai vue bosser, tu étais une excellente externe et je n'ai aucun doute que tu dois être une super interne.
_ Merci, c'est gentil.
_ C'est la vérité. Je le pense sincèrement.
_ Merci du fond du cœur.
_ Mais tu as fais comment pour te rapprocher d'un de tes chefs dans une ambiance aussi hostile ?
_ Bah...euh...c'est à dire que...j'avais fait un rêve érotique à propos de lui, mais bon, aucun lien ! Je ne suis pas du tout intéressée par lui, hein ! Rien du tout ! Et bon, du coup, comme je rosissais à chaque fois qu'on se croisait, je me suis senti obligée de lui dire. C'est lui qui a rosi et il m'a remercié pour mon honnêteté en me promettant d'être à l'avenir honnête avec moi également. D'où les confidences. Voilà, tu sais tout.
Putain, mais moi j'aurais kiffé que quelqu'un fasse des rêves érotiques sur moi !!!
_ Merci de te confier à moi.
_ Merci à toi, je me sens déjà un peu mieux.
_ Tu aimerais faire quoi pour te sentir encore mieux ?
_ Mmm...rien...juste rester là, dans tes bras, à lire et écouter de la musique.
_ Oui, je vois ça, tu as dévalisé un disquaire ?
_ Non, j'ai ressorti tous les albums, CD et cassettes, que j'ai achetés depuis l'apparition du baladeur. Je me dis, comme Victor était sourd, une façon de lui rendre hommage ce n'est pas le silence, au contraire, c'est d'écouter tous les trucs que lui n'a jamais pu entendre.
_ C'est effectivement plus positif. Et en ce moment, tu écoutes quoi ?
_ Bon, en ce moment, c'est pas du super joyeux. Je me repasse Harvest, de Neil Young.
_ Ce n'est pas très gai, en effet.
_ Non, mais c'est parfait pour un moment comme maintenant."

La platine diffusait "Heart of Gold" : "J'ai traversé l'océan pour un cœur en or", ça me correspondait assez, je trouve.
Puis est passé "Out on a weekend" : "Regarde le jeune homme seul, en weekend, il essaye de communiquer mais n'arrive pas à parler". Mais grave !!!

Si elle savait tout ce qui me passait par la tête à ce moment, sentir son corps chaud contre le mien, se retrouver tous les deux sous une couette à lire et écouter de la musique, moi en train de la consoler, la réconforter, à faire mon chevalier blanc comme j'adore le faire... et en même temps cette énorme érection sous la couverture, en contradiction totale avec le fait qu'il y ait une magnifique vétérinaire qui m'attend dans la savane...
Et que vient faire un mec complètement paumé dans sa tête chez une fille au fond du gouffre ? est-ce que je peux vraiment l'aider, la réconforter, si moi-même je ne sais plus où est le Nord ?


"_ Oui mais avec ta grosse verge, ça fait cadran solaire, tu peux toujours lui donner l'heure.
_ T'as pas bientôt fini Lola !!!
_ Ahahah. Vas-y, continue."


Nous avons passé tout l'après-midi comme ça, enlacés, elle enroulée dans sa couette, moi sous sa couette, sa tête tantôt contre mon épaule, tantôt contre ma cuisse, à écouter de la musique et lire son livre chacun dans sa bulle, partageant nos bulles respectives, emportés par la senteur de notre thé et le doux tambourinage de la pluie sur le toit. C'était bon. Vint le soir.

"_ Tu as faim ?
_ Non, pas vraiment. Et je n'ai pas le courage de faire à manger. C'est honteux, je suis une terrible hôtesse.
_ Vu les circonstances, tu es excusée. Tu veux que je te fasses à manger ?
_ Oh tu ferais ça ? tu es un ange.
_ Je sais. Plutôt sucré ou salé ?
_ Mmm...tu saurais faire des desserts ?
_ Bien sûr ! Je vais te faire ma spécialité. Tu as des pommes, de la farine, du sucre et du beurre ?
_ Euh...je t'avouerais, ça fait un moment que je n'ai pas fait les courses.
_ Bon, tu as une supérette pas loin ?
_ Oui, au coin de la rue.
_ Bon, je reviens dans une demi-heure. Vas prendre un bain si tu veux."

Je m'en fus sous la pluie fine et glacée mais j'avais chaud en dedans. Moi, les filles fragiles qui ont besoin d'un prince, ça me fait fondre et craquer en même temps. Ça tombait bien, j'allais lui faire un gâteau à la fois croustillant et fondant.

J'ai pris tous les ingrédients à la supérette, plus un petit déjeuner pour moi le lendemain. J'ai tout rapporté à l'appartement. Elle était pelotonnée dans son canapé, comme un chat, roulée en boule. En cherchant une casserole, j'ai tout fait tomber, ça l'a réveillée.

"_ Qu'est-ce que tu fais ?
_ Bah, un gâteau, comme promis. Vas prendre un bain, je m'occupe de tout.
_ Mmm"

Elle lâcha sa couette, la laissant négligemment sur le canapé. Elle était vêtue uniquement d'un énorme pull noir à grosses mailles qui s'arrêtait juste en haut de ses cuisses blanches et un peu en dessous de sa toison fine que je distinguait entre les mailles. Les courbes de son corps se dessinaient en ombre chinoise à travers son maigre vêtement, éclairées par la faible lumière provenant de la baie vitrée derrière elle. Ses bouts de seins généreux pointaient vers le Nord (ah bah, il était là, le Nord!) et ne cherchaient qu'à traverser la laine comme pour m'accueillir.

J'ai failli en perdre ma casserole. L'ange est passé et s'est dirigée sous la douche. Ce n'est qu'en entendant les gouttes clapoter contre la faïence que j'ai repris mes esprits. Bon, d'abord découper les pommes en dés. Les mettre au fond d'un plat à gratin. Euh...bon, c'est rangé où ? la dernière fois que j'ai fouillé, j'ai déclenché une avalanche d'ustensiles. Cette fois, je vais être plus délicat. Ça, c'est quoi ? ça ressemble à un plat à gratin, non ? Bon, c'est rond et ce n'est pas en verre. Qu'à cela ne tienne. Je presse un petit citron sur les pommes pour qu'elles ne brunissent pas.

Puis dans un casserole sèche, faire caraméliser 100g de sucre. Facile, il faut juste remuer souvent pour ne pas que ça n'accroche. Verser dessus 30cl de crème fraiche. Le caramel va durcir d'un coup, c'est normal, à moins de chauffer la crème mais bon...je n'ai pas que ça à faire. Il suffit de remuer le caramel dans la crème chaude et ça suffit.
Pendant que la crème caramel se fait doucement, mélanger 100g de beurre dans 200g de farine pour faire une pâte sablée qui déchire sa race.
Verser la crème caramel sur les pommes, saupoudrer la pâte sablée sur le tout et enfourner 15 à 30 minutes en fonction du four mais ça dépend du four alors pour un four que vous n'avez pas fréquenté, faut voir.
Elle sortit de la douche :

"_ Mmm ! ça sent bon ! j'ai faim ! Qu'est-ce que tu as préparé ?
_ Un crumble pomme-caramel.
_ Vas-y ! Montre !
_ Je ne sais pas si c'est prêt.
_ C'est pas grave, fais voir quand même.
J'ouvris la porte du four, juste à temps pour me rendre compte que le dessus prenait une couleur plus que brune, à la limite du cramé.
_ Oulah ! C'était moins une !
_ Aaaaah ! Fais moi goûter !
_ Oh merde !
En voulant sortir le plat du four, j'ai pris les manicles, attrapé les bord du plat pour me rendre compte que les côtés coulissaient.
_ Merdemerdemerdemerde
Tout en me dépêchant de sortir le plat du four sans en foutre partout, j'ai vite posé le plat sur la gazinière et des filets de caramel liquide s'échappaient des bords.
_ Ah mince, tu as pris mon moule à manqué. Forcément, ça coule.
_ Ah zut de crotte de bique ! c'est en train de couler entre les grilles de la gazinière.
_ Hihi ! crotte de bique ! c'est rigolo. Ça doit faire 20 ans que je n'ai pas entendu cette expression. Vite on va nettoyer.
Elle s'est empressée de ramasser les taches de caramel avec ses doigts et les lécher d'abord timidement.
_ Oh la vache ! Ton caramel a un petit goût de citron, c'est une tuerie !
_ Fais voir !
_ Oh mazette ! oui !
_ Donne moi ça !
Elle pris le plat et le renversa légèrement pour en faire couler davantage.
_ Hey ! Laisses-en un peu dans le plat !
_ Ta gueule et lèche !"

"_ C'est ce que je leur dis à tous !
_ Lola !!!"

Nous avons continué à manger le crumble directement dans le plat, avec des cuillères cette fois-ci.
"_ Il ne te fallait pas grand chose pour retrouver un début de sourire. C'est bien.
Elle fit une petite moue, mi joyeuse, mi mutine, prise en flagrant délit de rupture de déprime.
_ Forcément, tu sors l'artillerie lourde aussi.
_ Ah non, c'est rien ça encore.
_ Sans déconner. Personne ne m'avais jamais rien cuisiné. Aucun mec je veux dire. A part mamie.
Et hop, retour dans le broyage de noir.
_ Hey, regarde-moi.
Je lui soulevai le menton avec un doigt encore collant de caramel.
_ Tu n'as rien à te reprocher. Tu es en train de faire ce qu'il aurait souhaité que tu fasses : il était sourd, écoute toute la musique que tu peux. Il était muet, alors parle. Il est mort, soit vivante, le plus vivante possible.
_ Merci pour ce que tu es en train d'essayer de faire. Mais il me faudra plus qu'un gâteau pour arriver à me faire sortir de cet état.
_ Bah voilà : sortir ! Viens ! on va faire un tour dehors.
_ Non, je ne peux pas, je suis d'astreinte demain.
_ Ah bon ?
_ Non, je n'ai pas voulu poser de congés pour ne pas m'enfoncer encore plus auprès de mes co-internes.
_ Ah mince ! ça commence et finit à quelles heures ?
_ 7h30 à ...mystère, ça dépend de la somme de travail.
_ Bon, on pourra passer la fin de journée ensemble au moins.
_ Non plus, j'enchaine avec une garde de nuit.
_ Ah crotte ! et dimanche matin tu vas dormir. Bon, ça ne nous laisse pas beaucoup de temps ensemble, je repars dimanche après-midi.
_ Oui, c'est nul. Je suis nulle, j'aurais du anticiper.
_ Non, tu ne pouvais pas, tu m'as appelé la semaine dernière. C'était impossible de s'organiser autrement.
_ Oui. Tant mieux que tu ne le prends pas mal.
_ T'inquiète.
_ Allez, au lit !
_ Oui, t'as raison. Viens, je t'installe le clic-clac."

J'avoue, j'ai été un peu déçu. Suite à mon expérience sous les tropiques, où, non non, il ne se passera rien et au final il y a eu bisou, j'espérais quelque chose du genre. Chacun à une extrémité du lit, osant à peine s'effleurer du pied, pour se réveiller au matin dans les bras l'un de l'autre. Quelque chose comme ça.

Tant pis, je vais planter mon piquet de tente de mon côté, priant les étoiles pour qu'elle vienne se glisser subrepticement sous mes draps pendant la nuit.

J'ai été réveillé par l'odeur du café. Elle était déjà habillée, la grande classe malgré le froid, pantalon anthracite impeccable avec le pli devant, veste assortie, manteau noir immaculé, écharpe en laine bordeaux et bonnet en velours noir, avec de petites boucles d'oreilles assorties à l'écharpe. Pas de rouge à lèvre, juste un peu de gloss et un smoky eye très discret. La classe, je vous dis. Bon ok, ça ne sert à rien quand on sait qu'elle va devoir mettre sa blouse ou même devoir enfiler sa tenue de bloc (on ne sait jamais), mais c'est pour le principe.

"_ Je ne voulais pas te réveiller. On se retrouve cet après-midi."
Elle m'embrassa sur la bouche, un baiser à la fois tendre et familier, presque anodin. Je n'ai rien pu répondre, j'avais le goût du café mêlé à celui de son gloss à la cerise que je savourais en passant la langue sur mes lèvres.
J'ai passé la matinée tranquillement, en me passant un des CD qui trainaient négligemment. Je choisis Nina Simone, "Feeling good" of course. Je finis mon livre, le "Hussard sur le toit", où il fait face à une canicule et une épidémie de choléra. C'est bien, ça me donne chaud sans me donner la diarrhée.
J'ai flâné un peu dans les rues, mangé un sandwich en rêvant et je suis retourné à l'appartement pour sortir mon arme secrète : mon moule à muffin en silicone.

C'est ultra simple, prendre 250g de farine, mélanger avec 2 œufs + 1/2 sachet de levure. Faire fondre 75g de beurre avec 75g de sucre. Verser le beurre sucré dans la pâte, mélanger et rajouter 10cl de lait.
Ensuite, verser dans le moule en silicone à raz bord.
Et c'est là que la petite touche de magie intervient : insérer discrètement 1 carré de chocolat noir juste sous la couche superficielle de pâte. Enfourner 45mn dans un four à 180°. Quand ça va gonfler, la pâte va recouvrir le chocolat et ça va vous donner un cœur fondant.

Emilie est rentrée en début d'après-midi.

"_ C'est bizarre, j'ai encore l'odeur de sucre de hier soir dans le nez.
Elle me vit sortir les muffins du four.
_ Oh la vache !
_ Je t'ai préparé un petit goûter.
_ Mais tu es parfait comme mec toi !
_ Merci merci.
_ Et en plus c'est trop bon ! mais aie ! c'est chaud par contre ! mais c'est bon. Oh putain ! j'ai du mal à me retenir de me re cramer la langue."

Nous avons continué à nous câliner dans le canapé, sous la couette, entre coupés par un muffin, une page de nos livres respectifs, l'album "Fight for your mind" de Ben Harper.

"_ Je passe un excellent moment Georges, merci.
_ Avec plaisir. Tu es mon amie et c'est ce que les amis font.
_ Il y a une Mademoiselle Georges sur ton ile avec toi ?
Alors là, c'est le tourbillon dans ma tête. Que dis-je ? le cyclone tropical intense ! Elle part dans pas longtemps pour sa garde, donc pas le temps de faire des galipette mais juste assez pour faire des bisous. Mais j'ai une copine moi normalement. Bon, elle n'est pas sur mon ile avec moi, je vais la rejoindre dans pas longtemps mais bon...techniquement, je ne suis pas encore avec. Mais non ! ça ne se fait pas voyons. Rappelle-toi, Joannie, elle t'avait trompée et ça ne t'avait pas super fait plaisir. Tu voudrais réellement infliger cette peine à quelqu'un ?
_ Oui, il y a une Mlle Georges.
_ J'espère qu'elle se rend compte qu'elle a de la chance de t'avoir.
_ Je l'espère aussi."
Elle a sérieusement intérêt en me rendre cette faveur que je lui fais ! J'ai une femme magnifique dans mes bras, vulnérable, que j'ai essayé de draguer dans le passé, qui me trouve génial et que je laisse de côté pour retrouver ma promise sans entacher mon armure de chevalier blanc. Ça fait un peu mal au cul mais je me sens un peu comme Lancelot.

"_ Mais putain Lola ! qu'est-ce que tu fous !!! pourquoi tu me balances le fond de ton verre à la figure ?!?!?!
_ Bah, t'as dis Lance l'eau !
_ Ah Ah Ah ! très malin !
_ Fais gaffe, t'as encore un bout de menthe sur la joue, là."

Elle s'en fut vers sa garde en me glissant à l'oreille "Tu peux dormir dans mon lit si tu veux". J'étais aux anges, j'avais finalement accès au sésame. Est-ce que j'aurais droit aussi à lui offrir le repos du guerrier (ou plutôt de la guerrière) en rentrant de l'hôpital, lessivée, demain matin ? Mais pourquoi j'espère ça ? je viens de lui dire que j'avais une copine et j'imagine des trucs...non mais ça ne va pas bien dans ma tête. Je me suis endormi dans son odeur, dans un sommeil de coton et de souffre.

En me réveillant (je vérifie que je n'ai pas laissé de trace sur les draps, on ne sait jamais, un sommeil agité...), je regarde l'heure : où est-elle ? 8h. C'est encore tôt. Si la garde se finit à 7h30 ou 8h, le temps de faire quelques transmissions, prendre un petit déj...si en plus il y a eu des complications, qu'elle n'a pas dormi de la nuit...qu'elle en profite pour se reposer...Bon admettons.

Elle est rentrée vers 11h, la tête enfarinée (sans doute à cause de surdosage de mes gâteaux). C'était l'heure de mon départ, j'avais bouclé ma valise et j'ai quitté mon ange réfrigéré pour m'envoler vers les cieux ensoleillés de mon ile tropicale.
Nous nous sommes longuement pris dans nos bras, elle a pleuré un peu. Avant de partir, de ses yeux rouges, elle m'a confié :
"_ Mon cœur est trop lourd en ce moment pour le partager avec qui que ce soit. J'espère juste pouvoir un jour l'alléger. Et quand ce sera le cas, j'aimerais y placer quelqu'un comme toi. Merci d'avoir été là pour moi."
Elle me laissa franchir le pas de la porte avec un baiser d'adieu de ses lèvres salées sur les miennes.

Et moi, secrètement, j'avais mis une volute de son parfum à mon poignet, volé d'un spray dans sa salle de bain. Je rejoignait les nuages avec sa senteur et une promesse d'amour. Un jour...


"_ Ah ! ça ne se finit pas si mal ! Et la suite ? Tu la revois quand ?
_ Minute ! je m'envole demain pour l'Afrique pour rejoindre Fenouil.
_ Mouais...c'est moins intéressant tout de suite.
_ Attend ! Je vais sans doute avoir des tonnes de trucs à te raconter.
_ Mmm méfie-toi. J'ai peur pour toi. Ne te perd pas.
_ Pourquoi tu dis ça ?
_ Tu es un petit cœur en sucre, je ne voudrais pas que tu te brises."

Lola me congédia avec un petit baiser dans le cou, juste sous l'oreille, pile sur la carotide. 

Je crois que je voyage trop en ce moment, j'ai peur de me perdre en effet.


To be continued...




Emilie est morte en vain, une histoire canadienne (en français) sur le surmenage des étudiants en médecine :
http://plus.lapresse.ca/screens/6d7fef92-b063-48bd-a5fa-1b41ea0a5bf8%7C_0





lundi 1 décembre 2014

Des souris et des hommes

J'imagine que si vous n'avez jamais mis les pieds à un congrès de médecine vous ne pouvez pas imaginer ce que c'est. Il faut vous représenter un peu un mélange entre des cours à la fac, une messe, une séance de cinéma, un supermarché et un salon de l'agriculture. Je sais, spontanément, ce n'est pas facile.
Je vais donc vous expliquer les choses une par une.

La médecine est une science. Ça ne l'a pas toujours été mais maintenant, c'est cet aspect qui prédomine. Enfin...nous en rediscuterons plus tard. Pour faire avancer la science, il faut qu'il y ait des recherches, scientifiques évidemment. Vous suivez jusque là ? Ces recherches sont dirigées par des Professeurs, des gens qui ont passé l'HDR, l'Habilité à Diriger des Recherches. Ces professeurs demandent alors à des petites gens de travailler pour eux sur un sujet qui leur tient à cœur, sujet sur lequel en général, ils ont bâti leur carrière.

Si les petites gens sont des biologistes, dans une unité INSERM, souvent, les études sont menés sur des rats ou des souris, en bonne santé, qu'on va rendre malade d'abord et les guérir ensuite. Si ces petites gens sont des internes, les études sont menées sur des vrais gens, des patients, des personnes vivantes, déjà malades, et qu'on va essayer de guérir. C'est ça, le but de la recherche : aider les gens à guérir.

Pour articuler tous ces rouages, il y a des ARC, attachés de recherche clinique. Ils compilent tout plein de données, les donnent aux Professeurs pour décider du protocole de recherche clinique. Le Professeur décide de ce qui va être recherché, précisément. Il va essayer de répondre à une question parmi tout le flou de la méconnaissance médicale.

En retour, les ARC vont informer les patients inclus dans les études, leur dire le but de la recherche et leur demander l'autorisation de participer à l'étude. Pour savoir comment mener l'étude, connaître combien de patients il faudrait inclure pour répondre à la question de départ avec 95% de certitude, on fait appel à des statisticiens. C'est eux qui décident à quelle moulinette les chiffres vont être passés pour sortir d'autres chiffres qui vont prendre du sens et pouvoir répondre à la question initiale.

Ça peut être : telle maladie est pour l'instant incurable. L'état actuel des connaissances scientifiques nous informe que telle molécule pourrait être très prometteuse. Essayons-la chez la souris. Et si la réponse est : Oui, la molécule X permet de guérir la maladie de la souris, alors on demande aux humains s'ils accepteraient d'essayer la molécule X pour essayer de traiter leur maladie incurable. Si la réponse est encore : Oui, la molécule X permet de guérir la maladie Y, c'est super, on a découvert un nouveau traitement et les patients en ont bénéficié en avant première. 

Une fois les études conduites par les biologistes, les internes, les chefs de cliniques, les Professeurs, les résultats centralisés par les ARCs, et validés par les statisticiens, il faut alors montrer ses résultats à d'autres scientifiques qui vont alors décortiquer le travail mené par l'équipe, l'analyser à leur tour et en faire un critique constructive. Tout cela pour faire avancer les connaissances médicales. Pour faire progresser la science.
Les résultats sont donc publiés dans une revue médicale, disponibles à la lecture et la critique de tous.

Tout ce beau monde est réuni pendant une brève période à un congrès médical. Sauf les patients. Sauf les souris.

 Le congrès est le lieu où les connaissances médicales sur un sujet sont toutes concentrées, présentées, débattues, applaudies par les pairs.

Bon ça, c'est du point de vue des bisounours, le verre à moitié plein.

En réalité, chaque service où travaille un Professeur reçoit de l'argent du ministère de la recherche et de la fac pour financer des projets de recherche. En pratique, cet argent sert surtout à boucher les trous dans le budget de l'hôpital, pour payer les infirmiers, les aides soignants, les agents administratifs, les biologistes, les statisticiens... Pour financer le projet de recherche, pour pouvoir engager plus de monde, pour acheter du matériel, pour pouvoir travailler dans des conditions décentes, la fac et le ministère comblent deux tiers du budget. Ça ne suffit pas. Il faut trouver des financement extérieurs. Auprès d'une fondation à but caritatif par exemple ou bien auprès d'un laboratoire pharmaceutique.

Ensuite, une fois que la recherche est publiée, c'est la spirale. Pour ne pas virer les gens qui viennent juste d'être engagés, il faut toujours trouver un autre financement, donc toujours avoir un projet de recherche sous le bras. Plus un Professeur publie, plus il acquiert de notoriété dans son domaine et plus il devient alors facile de trouver des financements.

Pour les labos, c'est tout bénef : ils financent à peu de frais de la recherche qui leur bénéficiera de façon directe ou indirecte. Pour les organismes de publication aussi : plus on publie, plus il faut publier. Et les articles ne sont pas gratuits évidemment.

Les congrès de médecine sont financés par les associations de malades, les labo et les revues. On y trouve donc toutes les informations sur les dernières innovations technologiques, les derniers médicaments, les derniers dispositifs, le dernier article qu'il faut absolument avoir lu, le Professeur qu'il faut absolument aller écouter car il est LA référence du sujet...

Parmi tous ces rouages, les petits chercheurs, eux, n'ont que peu de place. On leur laisse souvent un coin reculé du parc d'exposition, un endroit mal éclairé avec des murs en carton contre lesquels ils collent leur affiche qui présente en un mètre carré 3 ans de travail. L'avantage c'est que le congrès organise un défilé des Professeur, où chacun va pouvoir présenter son poulain et l'objet des ses recherches en proclamant haut et fort "Son travail est génial, retenez-le (ou la), il (ou elle) ira loin."

C'est là que je me trouve, entre les murs en carton et une armée de chercheurs qui patientent devant leur poster en attendant que quelqu'un vienne leur taper sur l'épaule, leur dire que oui, ce qu'il font est très intéressant, si si, qu'ils n'ont pas perdu 3 ans de leur vie, même si c'est tellement pointu dans leur domaine que même le titre est incompréhensible, y compris pour des personnes du milieu.

J'ai donc passé une journée entière, debout, en costard, à attendre devant mon affiche toute neuve, en attendant que Pr A me dise que c'est bien (il n'a même pas corrigé ma mise en page, ni mon texte d'ailleurs). Je voudrais juste que quelqu'un lise ce qu'il y a d'écrit et me fasse un commentaire, n'importe quoi, bien ou mal. Qu'il me dise que mon travail c'est de la merde en m'expliquant pourquoi dans le menu détail. Ou au contraire, qu'il y ait juste quelqu'un pour parcourir le texte en diagonale et faire une moue approbatrice du genre "Tiens, si j'avais 20mn devant moi, je lirais probablement son article."
3 personnes ont lu mon poster : mon voisin de droite, un canadien, ma voisine de gauche, une tunisienne et un Professeur suisse qui s'était perdu.

Pour les deux jours restants, j'ai décidé de ne pas poireauter devant mon poster mais d'essayer de prendre le pouls du congrès, savoir ce qu'il s'y raconte. J'ai donc quitté mon placard et je me suis dirigé vers les salles de congrès. Devant l'amphithéâtre principal, il y avait un énorme vigile. En fait, plus la salle de conférence est grande, plus le sujet est brûlant ou intéressant ou d'actualité et donc est sensé réunir beaucoup d'assistance. Je me rends compte subitement que la taille de l'amphi détermine aussi la taille du vigile. Il me demande :
"_ Vous avez votre badge ?
_ Euh...je regarde dans ma besace...Non, j'ai du l'oublier à l'hôtel.
_ Alors vous ne pouvez pas rentrer.
_ Ah bon ? c'est payant ? réservé aux plus de 18 ans ?
_ Non, je dois passer le code barre sur votre badge au lecteur laser pour comptabiliser le nombre d'auditeurs. Si je ne le fais pas, vous ne pouvez pas rentrer.
_ Ah zut. Bon, ben merci quand même.
_ Au revoir monsieur."

Est-ce qu'il n'y aurait pas une porte dérobée pour rentrer en bravant l'interdit ? Trop un rebelle je suis. Oui, en effet, il existe une entrée de service pour le personnel de maintenance. Je longe donc l'amphi, je passe par une petite porte entrouverte où il était écrit "entrée réservée au personnel autorisé" et je me dirige doucement vers la fosse.

Derrière la porte à moitié fermée, je peux voir la moitié des diapositives et entendre la totalité des paroles de l'orateur. J'assiste à une joute verbale (oui oui, avec des mots chevauchant des destriers en armure avec des casques sur la tête et une grosse lance dans la main) entre deux professeurs :

"_ Cher confrère et ami, les résultats présentés dans mon études suggèrent que vos travaux doivent remettre en question toutes nos connaissances sur le sujet. C'est très présomptueux de votre part.
_ Il n'y aucune présomption dans les chiffres. L'étude a été réalisée de façon tout à fait rigoureuse, randomisée en double aveugle sur une population conséquente de souris et les résultats sont significatifs et incontestables.
_ Oui mais vous le savez bien, les statistiques sont des créatures très fragiles à qui on peut faire avouer n'importe quoi sous la contrainte. Certes, la méthode que vous utilisez est irréprochable mais les groupes que vous étudiez ne sont pas homogènes et les résultats sont orientés. Vous vous attendiez à avoir ces résultats là.
_ Même si j'ai laissé une part au doute, j'ai mené l'étude évidemment parce que je m'attendais à avoir ce résultat là. Sinon je ne l'aurais pas faite, vous vous en doutez. Je ne fais pas de recherche fondamentale, je laisse ça aux biologistes. Moi, je suis médecin, je fais de la recherche orientée vers la thérapeutique. Ça me semble normal et logique.
_ Dans ce cas là, si vous vous orientez vers de la recherche thérapeutique, vous auriez du faire vos recherche sur des rats. Tout le monde médical sait que leur métabolisme est beaucoup plus proche de l'homme que celui des souris.
_ A votre place, je ne dirais pas de mal des souris, surtout ici à Paris qui héberge la maison de Mickey Mouse."

Son interlocuteur en est resté coi. Gagner une joute scientifique avec ce genre d'argument, c'est indécent, c'est veule, c'est minable. Et pourtant, vu le tonnerre d'applaudissements qui a retentit dans la salle, tout le monde avait élu le vainqueur du combat. Finalement, la taille de la salle ne dépend pas de la hauteur du débat scientifique mais plutôt de l'ego des orateurs. Finalement, ce n'est pas le chevalier avec la meilleure technique qui l'emporte mais celui qui a la plus grosse, lance ou monture, tout dépend.

Après avoir atteint le point Godwin de la rhétorique scientifique, je m'en fus vers d'autres lieux, d'autres hauteurs scientifiques. Je me suis dit, si je trouve une salle de conférence plus petite, le sujet sera peut-être vraiment intéressant.

J'ai quitté mon couloir et me suis dirigé vers la sortie. A peine avais-je franchi la porte "réservé au personnel autorisé" que je me suis fait aborder par un délégué médical. Je le sais parce qu'il arborait un badge avec le logo LF en grosses lettres pour "les Laboratoires du Fleuve".

"_ Ah tu es là ! on te cherchait partout.
_ Euh... ah bon ? vous êtes sûr que c'est moi ?
_ Allez, ne sois pas con. On m'a dit de chercher un rouquin en costard sans badge, il n'y en a pas onze mille.
Je me suis dit dans ma tête qu'il devait en avoir au moins deux mais je l'ai suivi, on ne sait jamais, peut-être un buffet gratuit. A force de rester debout devant mon poster, j'avais faim.
Il m'emmena vers une petite salle de conférence (ah ! bonne nouvelle) mais sans buffet (oh ! mauvaise nouvelle) mais avec café à volonté (Ah !).
_ Ça y est, j'ai retrouvé le nouveau qui s'était perdu.
_ Bon on va pouvoir commencer. Donc, vous me connaissez tous, je suis le directeur du département formation en force de vente, et non pas "force de fente" comme la rumeur circule.
Quelques gloussements dans l'assistance, surtout venant de la moitié masculine de l'auditoire.
_ Je vous fais un petit résumé de la situation : suite aux nombreux désagréments subis par le secteur pharmaceutique, je veux bien sûr parler des affaires Diplomax, Cholesterine, Viandoxx et autres pilules de troisième génération...

Cette fois, c'est moi qui ai gloussé. Ça m'a toujours fait marrer de parler de "génération" pour des pilules sensées empêcher la procréation. Sauf que j'ai gloussé pendant un silence grave, pesant, et du coup, tout le monde m'a entendu.

_ ... donc, je disais...euh...je disais quoi déjà...ah oui ! Pour toutes ces raisons, le secteur est en pleine restructuration. Il y quelques années, nous avions la grande salle de réception de l'hôtel 3 étoiles, avec buffet et champagne à volonté. Cette année, nous devons nous contenter d'une petite salle de réunion comme celle-ci. Les réductions de personnel et de budget ont été drastiques. Mais vous vous demandez sûrement, comment en sommes nous arrivés là ?

Non, moi je me demandais où étais parti la bouffe.

_ Et bien, c'est assez tragique mais les lois sont contre nous. Il faut plusieurs années pour développer un médicament, entre la découverte de la molécule, les études in vitro, les tests sur les rats, les souris, puis l'homme et finalement la commercialisation du médicament, il se passe entre 10 et 20 ans. Or, lorsqu'on dépose un brevet, il est valable pour seulement 25 ans. La recherche coûte cher, très cher. Alors pour que la boite continue à engranger des bénéfices et faire plaisir aux actionnaires, il faut opérer un retour sur investissement le plus vite et le plus fort possible.
Petite pause dramatique.

_ Certains laboratoires ont opté pour une stratégie quitte ou double : on bâcle les essais cliniques sur l'homme et on sort le médicament quand même. Ce n'est qu'après qu'ils se sont rendu compte de l'erreur.

Une nouvelle pause dramatique.

_ D'autres laboratoires, eux, préfèrent prolonger les études cliniques et mettre le prix fort sur le médicament puisqu'il restera moins longtemps sur le marché. Cette approche pose problème pour des médicaments essentiels comme les anti-rétroviraux par exemple. Les fait de vendre très cher des médicaments à des populations qui, sans ce remède, meurent, peut être vécu comme quelques chose de très polémique.

C'est le moins qu'on puisse dire.

_ Donc, moins de médicaments, mis moins longtemps sur le marché, disponibles pour moins de patients parce que trop chers, tout ça mis bout à bout font moins de recettes. C'est facile de comprendre pourquoi les actionnaires sont craintifs et n'investissent pas dans les laboratoires pharmaceutiques. C'est pourquoi tous les laboratoires sont en train de fusionner entre eux et de réduire leur personnel. C'est la grande restructuration. Les directions ont alors décidé de changer de stratégies : finit les armées de visiteurs médicaux dans les cabinets des généralistes.

Ah bon ? c'est nouveau ça en effet. Il vient de piquer mon intérêt.

_ Oui, maintenant, votre rôle à vous, les délégués, ce sera de convaincre les Professeurs de faire des études sur nos produits, de faire des prescriptions hors AMM parce que eux, ils le peuvent. En effet, un Professeur a une notoriété, une aura, un charisme pour entraîner tout le monde dans son sillage, y compris les futur prescripteurs que sont les internes. De plus, un patient qui sort du service du Professeur, le médecin généraliste va y réfléchir à deux fois avant de retirer un médicament prescrit par le Grand Patron, parce qu'il est sensé être l'expert dans le domaine.

J'en ai la mâchoire qui pend.

_ Alors la visite médicale de papa, c'est fini ! Terminées les mini-jupes avec jambes croisées juste ce qu'il faut, les décolletés plongeants tout en se penchant pour montrer les plaquettes de médocs...de toute façon, maintenant, la moitié des médecins sont des femmes. Ces ... comment dire... arguments marketing ne fonctionnent plus. Maintenant, il faut la jouer plus fine, être plus sympa, plus à l'écoute, et surtout, surtout, financer les déplacements des internes, des Professeurs, des ARCs...tout le monde ! offrir du matériel dans les hôpitaux...et caetera...et caetera...et caetéra...

prononcé "ète kaétéra" en latin dans le texte.

_ Vous avez compris ? Nous, ça nous arrange que les médecins soient sous-payés. A votre avis, qui est-ce qui fait du lobbying pour que le tarif de la consultation ne soit pas réévalué depuis 25 ans ? oui, les mutuelles, mais il y a nous aussi. Plus les médecins sont surexploités, esclavagisés, maltraités, payés des cacahuètes (prononcées kakahÜettes) et plus ils sont corruptibles !

Et c'est pile ce moment que choisit mon alter ego pour faire irruption tel un deus ex machina, un ange roux en costume, avec une absence de badge sur le torse.

_ pff pff pff... c'est bien ici la réunion LF ?
_ Tu es qui toi ?
_ Je suis Jean-Pierre, le délégué de région Limousin, je me suis perdu.
_ Si c'est toi le délégué, vous, vous êtes qui ? se tournant vers moi.
_ Moi ? je suis juste un esclave dont personne ne fait attention. Je m'en vais. Merci pour le café.
_ Jean-Pierre, t'es viré."


En sortant de là, je me suis senti sale, comme violé, souillé, utilisé par le marché comme vulgaire pion. Ça veut dire que je suis corruptible, exploitable, corvéable à merci ? J'ai accepté de me prostituer pour venir à ce congrès : un poster contre une place offerte.
Et le pire, c'est que pour monter les échelons de la hiérarchie médicale, tout le monde est obligé de passer par là. En parlant d'échelons, voilà la hiérarchie qui arrive justement :

"_ Ah Georges ! Tu tombes bien. J'ai croisé le Professeur de référence à Paris et il est très intéressé par ton article. Il voudrait une copie pour publier dans la revue française le mois prochain.

Après avoir été secoué par la réunion des délégués, j'ai pris une grande inspiration, histoire de laisser décanter les émotions et surtout pour ne pas répondre des choses que je pourrais regretter.

_ Merci Professeur A. mais je pense que je vais m'arrêter là.
_ ... Ah super, je ... Pardon ?
_ Je n'ai aucune ambition de carrière hospitalière alors me donner autant de mal pour ne rendre service qu'à vous même sans contrepartie...non...ça ne m'intéresse pas.
_ Mais...mais...et ton nom en premier dans une grande revue internationale ? c'est ce qu'il y a de plus prestigieux !
_ J'apprécie votre sollicitude mais je ne suis pas un Serpentard. J'ai longtemps été un Poufsouffle mais aujourd'hui, je prends mon courage à deux mains, je deviens Gryffondor et je vous le dis en face : j'arrête d'être votre esclave. Le poster, je vous l'offre, vous le placarderez dans votre bureau jaune. Au revoir Professeur."

Il est resté bouche bée, sans doute n'avait-il pas compris les références.

Voilà, c'est fait. J'ai mis définitivement un terme à toute ambition hospitalière. Si un jour j'ai envie de revenir à l'hôpital, il faudra que ce soit hors de la sphère d'influence du Professeur A. J'ai compris les règles du jeu, cette fois-ci, je ne me ferai plus avoir.

Bon, maintenant, je me sens plus libre et je peux en toute sérénité voir Emilie.

La suite au prochain numéro.










Pour les Serdaigles :


Doc Karlito parle très bien de la condition des étudiants en médecin et après : ici.

Ici, on explique ce qu'est devenue la recherche fondamentale :
http://sciencesenmarche.org/fr/mais-pourquoi-les-chercheurs-nous-cassent-les-oreilles-avec-le-credit-impot-recherche-par-lillustre-amiral/

Le scandale des délégués médicaux : (une vieille affaire mais toujours d'actualité)
http://www.lexpress.fr/actualite/societe/sante/la-video-qui-fait-mal-aux-laboratoires_958065.html

Récemment, un Professeur californien a été mis à jour. Vous vous rappelez ? boire un verre de vin par jour protège le cœur ? bah c'est faux. Enfin, peut-être pas, mais on ne saura jamais, à cause de lui :


pourritures rhétoriques et autres moisissures de langage :
http://cortecs.org/effets-sophismes-biais-techniques/moisissures-argumentatives/#sdfootnote2sym

Comment éviter les scandales pharmaceutiques :
http://www.prescrire.org/aLaUne/dossierPalmares2004Conf.php