Voici l'avant dernier épisode de la saison 1 des aventures de Georges Zafran.
Nous sommes le surlendemain de ma course de fous. Je ne peux pas marcher, ou alors en canard avec les genoux raides, d'une part parce que j'ai une rotule HS et d'autre part parce que j'ai la peau du scrotum à vif. En plus, il faut que je me tienne un peu courbé pour pas que mes croutes de tétons ne frottent contre mon Tshirt.
Ça tombe bien, il faut que je reste assis. Il me reste 2 semaines pour finir de rédiger ma thèse et deux ou trois épreuves anecdotiques. Jusqu'ici, le parcours à été semé d'embuches.
D'abord le choix du directeur de thèse relève davantage de la volonté de ne pas mourir dans d'atroces souffrance plutôt que l'admiration d'un mentor (cf ici).
Après, il a fallu rédiger un mémoire de spécialité et le soutenir en public. Lors de ces exercices périlleux, ni mes qualités de travailleur acharné, ni ma prestation d'orateur n'ont été louées. Non, les professeurs se sont plutôt envoyés des fions en se servant de mon travail. Ça fait un peu mal aux fesses que mon travail, 50 pages de recherche scientifique inédite, ait servi de boulets de papier dans la bataille d'ego entre 2 professeurs. Mais bon, passons, ce n'est pas le pire.
Le recueil de données de la thèse a été éreintant et m'a demandé des sacrifices. Je suis passé par des phases de petite déprime, mais qui ont été compensées par les joies de l'année sabbatique.
Et puis il y a eu les changements d'avis successifs, les corrections et la négociation pour que ça cesse. Heureusement que parmi toutes ces emmerdes, il y a toujours les amis et les amours.
Pour récapituler brièvement :
Pr A m'a donné 500 dossiers à éplucher pour y trouver des cas de tumeurs cancéreuses et des tumeurs certifiées comme bénignes. Mais, on n'est pas si sûr que les tumeurs bénignes le soient réellement, alors il a fallu conserver uniquement celles qui laissaient peu de place au doute. Il y avait aussi le cas des tumeurs de pronostic intermédiaire, ni bénin ni malin, d'abord comptées à part, puis avec les bénignes, puis avec les cancers. Donc, les statistiques ont été faites 4 fois jusqu'ici.
Puis, lors de la présentation des premiers résultats, Pr A a jeté à la poubelle 25 pages, inintéressantes (c'était vrai), conservé 25 pages pertinentes, et m'a demandé de réécrire complètement les 50 pages restantes. Sachant qu'il n'avait lu que la moitié du document.
Je lui ai renvoyé la deuxième version de ma thèse, corrigée. Il restait toujours 25 pages trop compliquées, absconses, celles évidemment que je trouvais les plus intéressantes mais Pr A trouvait qu'elles n'avaient pas leur place ici. Éjectées. Il en a profité pour me rajouter quelques dossiers de cancers. Statistiques refaites une cinquième fois.
J'en suis donc là, avec mes 25 pages virées, ça me fait un trou dans mon raisonnement, dans mes explications, dans le développement de mes idées. Tous les chiffres sont là, les idées aussi, mais comment le tout s'articule ensemble, c'est là que ça pêche.
Heureusement, pour me relaxer après ma course, ma remplacée a accepté de m'aider. Le soir, en rentrant de consultations, avec son bébé de quelques mois et ses 4 autres enfants à gérer (mari y compris), elle préparait à manger et relisait ma thèse. Ensemble, nous avons ré-articulé tout mon cheminement intellectuel. Elle a été admirable.
La journée, il fallait que j'appelle mon futur jury.
Avant de partir sous les tropiques me suicider les jambes, Pr A m'avait remis une liste de 3 personnes.
"_ Il faut les appeler pour convenir avec eux de la date de soutenance.
_ Oui mais vous m'aviez dit que vous ne pouviez que ce jour là en décembre et pas les autres, sinon ça repoussait pour janvier.
_ Voilà, tu les appelles, tu leur dis que c'est tel jour et pas un autre et que s'ils ne peuvent pas, tant pis.
_ Ok. Il faut que j'ai combien de personnes dans mon jury ?
_ Présents ? ton directeur de thèse, à savoir moi. Ton président de jury, toujours moi. Un rapporteur extérieur, venant d'une autre fac. Il n'est pas obligé d'être présent. Son rôle sera de relire ta thèse et de dire si elle est soutenable en l'état ou pas.
_ Ah, c'est pas votre travail ça ?
_ Non, lui vérifie que tu écrives en langage scientifique, moi je vérifie que ce que tu écris en langue scientifique ait du sens.
_ Et ensuite ?
_ Il faut 2 autres professeurs et un autre médecin spécialiste, non agrégé, mais ce n'est pas obligatoire. Donc 4 personnes présentes au total.
_ Vous m'avez remis seulement 3 noms.
_ Et alors ?
_ S'il n'y en a qu'un seul qui refuse, je vais devoir trouver un autre jour pour la soutenance.
_ Alors tu as intérêt à être très convaincant, dit-il avec son sourire de requin à travers le téléphone tout en raccrochant."
J'avais 1 professeur de ma spécialité, le rapporteur extérieur, Pr C que j'avais vu lors de la soutenance de mon mémoire. Il avait bien aimé mon travail. Il a accepté.
Pr D, le professeur de radiologie, je ne le connaissais pas. Le jour lui convenait.
Pour le chirurgien, Pr E, ça a été plus difficile. Injoignable par téléphone évidemment, ses secrétaires qui notent les messages mais lui ne me rappelle jamais et il ne répond pas non plus à mes emails.
Il me reste 3 jours pour :
- finir la thèse
- la renvoyer à Pr A pour qu'il lise la conclusion et donne son accord final
- la retourner à Pr C pour qu'il donne son accord signé
- envoyer la signature de Pr C au secrétariat de la fac pour qu'ils enregistrent ma thèse et me donnent son numéro d'immatriculation
- prendre rendez-vous auprès du service d'impression de la fac avec le numéro de ma thèse pour la faire imprimer et relier
- l'expédier à tous les membres du jury pour lecture au maximum 3 semaines avant la soutenance.
Je ne sais pas pourquoi mais j'ai un mauvais pressentiment. Je me sens comme Ian Solo dans un compacteur de déchets, Princesse Leia dans l'estomac d'une créature de l'espace ou C3PO devant la porte d'entrée de Jabba the Hutt : "I have a bad feeling about this".
Je vais voir ma remplacée :
"_ Je vais rentrer plus tôt, j'ai peur qu'un truc se passe mal.
_ Mais tu peux à peine marcher.
_ Tant pis, je préfère anticiper une connerie. S'il y a le moindre truc qui va de travers, la soutenance tombe à l'eau.
_ Ok, bon courage, tu m'appelles !".
Le soir même, la thèse était finie, envoyée par email à Pr A. Par sécurité, je l'ai envoyée en copie à Pr C. Le lendemain, avant de prendre l'avion, Pr C m'écrit, il a tout lu en une journée, il trouve la thèse admirable, donne évidemment son accord pour la soutenance et sera là le jour J. Au moins une bonne nouvelle.
A peine descendu de l'avion, je me rends au service d'impression de la fac. Essoufflé avec mes valises et boitant avec mes courbatures :
"_ Bonjour, je voudrais prendre rendez-vous pour l'impression de ma thèse.
_ Bonjour. Tout va bien ?
_ Oui oui, ne vous en faites pas, je descends tout juste de l'avion.
_ On dirait plutôt que vous revenez d'un marathon.
_ C'est le cas : je reviens des tropiques où j'ai couru un marathon.
_ Ah d'accord ! félicitations.
_ Merci.
_ ... (elle me regarde)
_ ... (je la regarde)... Et pour l'impression ... ?
_ Ah oui ! j'avais oublié. Il me faut le numéro de votre thèse.
_ Je dois l'avoir aujourd'hui normalement.
_ Oui mais je ne peux rien faire sans.
_ Oh s'il vous plait...J'attends juste un fax d'une autre fac et c'est bon, dis-je en lui faisant les yeux du chat de Shrek.
_ Bon d'accord, je prends rendez-vous pour mercredi. Mais vous me rappelez ce soir pour me donner le numéro.
_ Sans faute.
_ Il vous faut combien d'exemplaires ?
_ 4 pour le jury, 3 pour la fac, 1 pour moi, 1 pour mes parents, 1 pour Milène...Il m'en faut 13.
_ Ça porte malheur.
_ Ou chance.
_ Bon, je note. Des pages en couleur ?
_ Non.
_ Parfait, ça ira plus vite. Pour tout imprimer et relier, il faudra compter...5 jours.
_ Oh la. Ça va faire juste.
_ Ah ?
_ Non, c'est bon, mais j'espère que la poste ne mettra que 2 jours pour livrer les thèses.
_ Oui, ou alors, vous pourrez les remettre en main propre.
_ C'est vrai. Merci beaucoup madame et à mercredi.
_ Oui à mercredi."
Directement j'enchaine avec le bureau des thèses :
"_ Bonjour, je viens enregistrer ma thèse.
_ Votre nom ?
_ Zafran, Georges Zafran (j'ai un peu le sentiment d'être James Bond à ce moment là)
_ Non, nous n'avons pas reçu tous les papiers.
_ Ah non ? vous deviez recevoir un fax hier de Pr C. Ce n'est toujours pas arrivé ?
_ Non.
_ Bon, je reviens."
En panique, je fouille dans mon ordi pour trouver le numéro du secrétariat de Pr C, j'appelle :
"_ Bonjour, je suis Georges Zafran. Pr C devait m'envoyer un fax aujourd'hui et je ne l'ai pas reçu.
_ Ah bon ? pourtant on l'a envoyé hier.
_ Vous avez reçu l'accusé de réception ?
_ Attendez je fouille...Non. Bon, je vous le renvoie.
_ Euh, excusez-moi de vous embêter avec ça mais...est-ce qu'il n'y aurait pas moyen de me l'envoyer par email aussi ?
_ Vous avez de la chance, notre photocopieuse fait scanner. Je vous le numérise et je vous l'envoie à votre adresse email.
_ Super. Merci. Je vous rappelle tout à l'heure pour confirmer la réception.
_ Je vous fais ça tout de suite, l'email et le fax."
Je raccroche, soulagé et vais prendre un café. Je sens que la journée sera longue.
Pendant mon troisième café (je n'ai pas dormi pendant tout le trajet de nuit) mon téléphone sonne, numéro masqué, ça doit être Zorro :
"_ Allo ?
_ Bonjour, c'est la secrétaire de Pr C.
Zut, ce n'est pas Zorro.
_ Re-bonjour
_ J'ai essayé de vous envoyer le fax mais ça ne marche pas. L'email est arrivé ?
_ Attendez je vérifie...oui c'est bon (je remercie l'inventeur des smartphones). L'email est arrivé, sans se presser.
_ Comment on fait ? je vous le refaxe ?
_ Oui, je vais voir la fac d'ici, sans doute que leur fax est en panne. Renvoyez-le dans un quart d'heure s'il vous plait.
_ Ça marche
_ Et encore merci.
_ De rien, bon courage."
Je retourne au bureau des thèses.
"_ Re bonjour. Toujours pas de fax ?
_ Non toujours pas.
_ Vous êtes sûr que votre fax fonctionne ?
_ Oui oui, on en a même reçu plein depuis ce matin.
Je me permets, très impoliment, de fouiller parmi les fax du matin mais rien. Je remets du papier dans leur fax, je débranche et rebranche.
_ Vous gênez pas surtout !
_ Excusez-moi mais j'ai besoin de ce fax aujourd'hui.
_ Bon, vous voyez bien que ça marche correctement. Sans doute que c'est la fac émettrice qui a un soucis.
_ Peut-être bien. Je peux vous emprunter votre ordinateur ? j'ai un email à récupérer.
_ Écoutez, j'ai du travail. Repassez tout à l'heure. Je vous rappelle qu'on ferme à 16h et que c'est aujourd'hui la date buttoir pour l'enregistrement de votre thèse.
_ Quoi ?
_ Bah oui ! si vous vous enregistrez la semaine prochaine, on change d'année scolaire. Il faudra vous ré-inscrire à la fac."
Mission : trouver un cybercafé. Heureusement, je me rappelle des cours d'informatique de deuxième année de médecine et surtout de la phrase qu'ils ont dit à la fin du cours :
"Et si jamais vous avez besoin de consulter un ordi, venez ici, on est ouverts 7 jours sur 7."
Je fouille dans les recoins de ma mémoire pour retrouver cette foutue salle informatique. A gauche ? non à droite...premier ? non deuxième étage, puis à gauche. Ah zut ! l'autre gauche. J'ouvre :
"_ Bonjour...je peux vous emprunter un ordi ?
_ Bien sûr ! vous avez votre carte d'étudiant ?
_ Euh...non...mais j'ai mon numéro d'étudiant. C'est facile c'est le même depuis 10 ans.
_ Allez-y."
Ouf ! enfin je respire : je télécharge le fax reçu par email (bravo la technologie), je l'imprime et je retourne au bureau des thèses avec le sésame.
"_ Ah mais c'est pas bon ?
_ Ah non ? quoi encore ?
_ Il faut la signature de Pr A sur le document sinon ce n'est pas accepté."
J'hèle un taxi pour me rendre au CHU. Quel est la bande de connards d'architectes qui a décidé qu'il était plus pratique d'avoir la fac et l'hôpital dans 2 locaux distants ? Quel idée de construire un hôpital ici, à côté de la fac et un autre à Pétaouchnock ?
Je me pointe au bureau de Pr A, toujours avec mes valises, en demandant au taxi de m'attendre.
"_ Bonjour. est-ce que Pr A est là ?
_ Non, il est à la fac.
Je bouillonne intérieurement.
_ Bon, donnez moi son tampon officiel avec son nom dessus."
Je tamponne le fax de Pr C et y accole le nom de Pr A mais sans sa signature, en croisant les doigts pour que ça passe.
De retour à la fac, avec toutes ces conneries, c'est la pause de midi. Il n'y a plus personne. J'en profite pour checker une nouvelle fois mes emails, on ne sait jamais.
Réponse de Pr E :
"Désolé, ça aurait été avec plaisir, mais je suis en conférence à Montréal ce jour là."
Je vais mourir. Je dois enregistrer ma thèse dans moins de 2h et j'ai un membre de jury en moins. Je vais faire comment ? Mais est-ce qu'il y a sur cette terre un seul chirurgien en qui je puisse avoir confiance ?!?!
Mais oui ! il y en a au moins un. Je me rappelle de mon stage d'externe en chirurgie, j'avais rencontré 2 chirurgiens admirables. Il y a aurait bien un qui soit disponible ! Par chance, leur service se trouve juste à côté de la fac. Au secours Obiwan Kenobi, vous êtes mon seul espoir.
Je saute le repas et j'y cours.
J'en croise un à l'entrée du service. Je suis en sueurs, avec mes valises, mes crampes et mon scrotum qui cicatrise, la transpiration me pique mais tant pis.
"_ Pr F ?
_ Oui ?
_ Excusez-moi de vous déranger, j'étais étudiant chez vous il y a 8 ans.
_ Ah oui ! je me souviens de vous. Vous étiez un des rares étudiants à venir aux consultations. Il n'y en a eu que 3 ou 4 en dix ans. Alors ? qu'est-ce que vous devenez ? chirurgien vous aussi ?
_ Non, pas vraiment. Mais je fais ma thèse sur la chirurgie de certaines tumeurs cancéreuses.
_ Ah c'est très bien ça, ça m'intéresse. Quand vous soutiendrez votre thèse, dites-le moi et je viendrai y assister.
_ Ça tombe bien. J'ai un membre de jury qui vient de me laisser tomber et j'ai une place vacante. Si vous êtes toujours intéressé, vous me rendriez un énorme service.
_ Bien sûr ! c'est quel jour.
_ Le 12 décembre.
_ Je regarde mon agenda...c'est d'accord, je me libèrerai. J'y serai. Comptez sur moi.
_ Oh merci ! merci beaucoup ! vous n'imaginez pas ce que ça représente pour moi.
_ Alors allez bosser et faites une présentation mémorable.
_ Je vous le promets."
14h pile. Je retourne au bureau des thèses avec le fax à double signature et mon dernier membre de jury.
"_ Bon alors, montrez-moi ça...mmm...mmm. Je regarde les autres papiers que vous m'avez envoyés. Mmm...Oui, il manquait un membre de jury.
_ C'est bon. Vous pouvez mettre le nom de Pr F.
_ Mmm...mmm... Ok. C'est bon. Tous les papiers sont en ordre. Vous pouvez partir.
_ Ben euh...c'est à dire qu'il me faudrait le numéro d'enregistrement tout de suite pour le service d'impression.
_ Mmm...bon, restez là."
J'ai patienté ce qui m'a semblé un demi heure interminable, le temps qu'elle range toutes ses petites affaires, qu'elle finisse son café et qu'elle rentre tout le nécessaire dans l'ordi. Elle me donne les coordonnées du service logistique pour réserver la salle de thèse et la salle pour l'apéro qui suivra.
Avec le numéro de thèse, de retour au service impression. Rendez-vous confirmé.
Je peux enfin rentrer chez moi, enfin, chez mes parents parce qu'avec mon année sabbatique, ça fait un an que je suis nomade. Pas pour me reposer ! non ! pour attendre les dernières corrections de Pr A. Le connaissant, il se ferait un plaisir de tout changer à la dernière minute. Et de toute manière, j'attends toujours qu'il me corrige ma conclusion.
Cependant il faudra que je prépare ma présentation PowerPoint et que je m'entraîne à la dire en moins de 30mn.
Mon père me demande :
"_ Mais je croyais que tu avais fini de bosser pour ta thèse.
_ Non, il faut encore que je prépare la présentation orale.
_ Ah, et ton chef, il doit vérifier encore ton travail ?
_ Il doit corriger la conclusion avant demain et normalement, il faudra que je bosse la présentation orale avec lui, mais ça fait 2 semaines que je n'ai aucune nouvelle.
_ Ah mince. Donc, tu ne sais pas du tout comment ça va se passer.
_ Au contraire, je sais exactement comment ça va se passer.
_ Ah bon ?
_ Oui, Pr A va parler en dernier et va essayer prouver que je ne maîtrise pas mon sujet.
_ Mais c'est nul ! il est censé t'aider et t'encourager au contraire.
_ Pr C est son pote, sûrement qu'il parlera en premier et va essayer de me démonter lui aussi.
_ Mais bien sûr. Après tu vas me dire qu'ils vont se mettre d'accord sur la façon de te critiquer.
_ Exactement. Je suis sûr que Pr A va me poser des questions sur les 25 pages qu'il m'a fait virer.
_ Et Pr C ?
_ Je ne sais pas. Sans doute sur les différences par rapport à la littérature scientifique.
_ Et les autres ?
_ Pr F. je ne sais pas du tout, ça sera l'inconnu. Et Pr D aussi. Mais je pense qu'il va jouer au bon flic. S'intercaler entre Pr C et Pr A, histoire de me faire encore plus mal.
_ Mais non. Je suis sûr que Pr A est quelqu'un de gentil. On ne pas être médecin et arriver à son niveau sans avoir de compassion pour son prochain.
_ Papa, tu connais très mal le monde médical.
_ J'espère que tu te trompes.
_ Moi aussi."
Le jour de l'impression, toujours pas de nouvelle de Pr A, c'est à dire que j'imprime ma thèse sans que ma conclusion n'ait été relue par personne (ma remplacée n'a pas eu le temps de la lire). Je me pointe directement à l'atelier :
"_ Bonjour, j'ai rendez-vous pour l'impression de ma thèse.
_ Vous êtes ?
_ Georges Zafran. Thèse numéro trois zéro zéro sept (encore l'impression d'être James Bond).
_ Je n'ai rien à ce nom là.
_ Quoi ?
_ Et je ne peux pas vous rajouter sur le planning, on est en pleine impression des sujets d'examens.
_ Mais euh...je crois qu'il y a un problème.
_ Allez voir la secrétaire.
J'y vais d'un pas alerte.
_ Bonjour.
_ Bonjour, j'avais rendez-vous aujourd'hui mais il paraît que je ne suis pas marqué sur le planning.
_ Laissez moi regarder...Ah non, vous n'êtes pas inscrit.
_ Ce n'est pas possible ! c'est vous même qui m'avez donné rendez-vous la semaine dernière.
_ Je ne m'en rappelle pas.
_ Mais si ! j'avais des valises sous les bras et sous les yeux, une écharpe et des courbatures.
_ Ah oui ! l'écharpe parce que vous reveniez des tropiques !
_ Oui !
_ Et les courbatures parce que vous aviez fait un marathon.
_ C'est ça !
_ Je me rappelle maintenant. Effectivement, il y a une erreur. Je vais voir ce que je peux faire."
Elle a appelé tout le service de reprographie, trouvé un créneau annulé et un technicien. J'ai patienté 2 heures mais la thèse est partie. J'ai eu comme un pincement au cœur en leur remettant ma clé sur laquelle il n'y avait qu'un seul fichier, au format pdf, non modifiable. C'était la fin. Ma thèse est bouclée, terminée, prête à l'impression. Elle sera ensuite stockée dans les rayons de la bibliothèque universitaire au milieu de ses copines les autres thèses et vivra sa vie, indépendamment de moi.
Le lendemain, Pr A m'appelle :
"_ Dis moi, tu as trouvé tous les membres du jury ?
_ Oui oui, tout le monde est invité et recevra les convocations bientôt.
_ Et la thèse est partie à l'impression ?
_ Oui, c'est bon, c'est fait.
_ Ah zut. Parce qu'il faudrait que tu rajoutes un membre de jury.
_ Pardon ?
_ Oui, tu te rappelles ? On a aussi besoin d'un médecin thésé non agrégé lors de la soutenance.
_ Oui je me souviens mais je pensais que ce n'était pas obligatoire.
_ Oui mais c'est mieux. Est-ce que tu peux la rajouter sur la page de couverture de la thèse.
_ Non, la thèse est imprimée depuis hier, c'est hors de question.
_ Ah mince. Il faut que tu ailles à la fac alors pour la rajouter sur l'enregistrement de la thèse en tant que membre de jury.
_ C'est qui ?
_ Mme le Dr G, radiologue. "
Je me demandes encore jusqu'à quand il m'emmerdera celui-là (l'avenir me montrera que je ne suis pas au bout de mes peines).
De retour vers la charmante secrétaire du bureau du troisième cycle :
"_ Bonjour
_ Encore vous ? un problème ?
_ Oui. Pa A m'a demandé de rajouter un membre de jury.
_ Bon, ça c'est pas dur. Par contre, elle ne recevra pas de convocation.
_ Tant pis pour elle.
_ Elle sait au moins le lieu et l'heure ?
_ J'espère pour elle."
Quelques jours plus tard, je suis allé chercher mon bébé à l'impression, tout chaud, sortant encore de la machine. J'ai choisi la couleur de la couverture et de la reliure. Je l'ai remise en main propre à tous mes membres de jury et l'ai envoyé par courrier express au Pr C. J'ai vécu ça comme un moment solennel, un invitation à un baptême, ou un enterrement, ça dépendra de la façon dont ça se déroulera.
Mais ça, je ne le saurai que le moment venu.
Épilogue bientôt...ici.
lundi 28 mai 2012
samedi 19 mai 2012
Une course de fous
J'arrive sur mon ile tropicale avec 2 objectifs bien précis : engloutir des kilomètres dans une course de tarés et finir la rédaction de ma thèse. Ce deuxième point sera l'objet du prochain billet. Nous sommes en octobre et je dois rendre ma thèse dans 15 jours et moi, je prends l'avion pour aller suicider mes pieds dans la course la plus longue que j'ai jamais fait de ma vie. Super logique.
Je pose donc mes valises chez la fille que j'avais remplacée cet été et je passe la nuit la plus courte de ma vie. Pas en volume horaire, ni à cause du stress, mais je déborde d'une excitation immense à tel point que je rêve que je coure...je me réveille avec le sentiment de n'avoir pas dormi.
4h du matin, petit déjeuner conséquent avec 5 ou 6 tartines, double dose de beurre et confiture (et j'avoue, une troisième couche de Nutella par dessous), un thé ET un café, et un œuf dur. Puis je pose mes lentilles, mes chaussettes renforcées aux points de contacts, mon pantalon spécial course, moulant, en lycra, mon Tshirt dans la même matière, casquette (parce que le soleil de montagne ça tape, surtout sous les tropiques), lampe frontale (parce que le départ se fait de nuit), un sac à dos rempli d'eau avec une tétine qui m'arrive sur l'épaule (pour ne pas perdre de temps en buvant) et finalement mes chaussures, ultra légère, parce que si je doit traverser l'ile à pied, j'ai intérêt à ne pas avoir de grosses tatanes.
Je récapitule la course. C'est un trail, c'est à dire une course de montagne. Plus précisément un ultra-trail, ça veut dire que c'est plus long qu'un marathon. Dans le détail : 90km et 5000m de dénivelé positif, c'est à dire que si on colle bout à bout toutes les montées, on arrive plus haut que le Mont Blanc. Mais ça, ce n'est que la moitié de la course, celle pour laquelle je me suis inscrit. Il y a des fous, eux, qui se sont inscrits pour la course intégrale, 160km et 9000m de dénivelé, c'est à dire grosso modo faire Paris-Deauville à pieds en grimpant l'Everest au milieu. Pour cette course là, le premier arrive en 24h. Pour vous situer le niveau de folie furieuse des coureurs.
Moi ça va, à côté de ça, je suis un gars normal, mais ça ne m'empêche pas d'avoir les genoux qui tremblent, d'anxiété, d'anticipation et d'excitation. Il est 6h moins 5 minutes, départ imminent. Chacun se regarde et s'encourage. L'ambiance est tendue mais joyeuse. Quand je vois les mollets des autres concurrents, je me pose la question : est-ce que je me suis vraiment bien préparé ?
Pourtant j'ai couru ! Pendant 6 mois, 5km 2 fois par semaine et 10km le dimanche, voire davantage. Je me suis inscrit dans une salle de muscu pour travailler le cardio et faire gonfler un peu ces cuisses d'intello. Physiquement, je ne me suis jamais senti aussi bien. Mais psychologiquement ? je n'ai jamais couru sur une aussi longue distance. Mon objectif est de finir dans les temps, en moins de 30 heures, c'est à dire qu'il faut que j'arrive avant midi demain.
Je respire, je sautille, j'inspire un grand coup : je peux le faire, je suis prêt.
Top départ.
Les 1500 coureurs autour de moi s'élancent dans un même mouvement, comme un troupeau de gnous, piétinant le bitume de la ville avant de rejoindre un quart d'heure plus tard les premiers sentiers de randonnées. Le rythme est pépère, sans se presser, comme pour s'échauffer. Ça me va très bien.
La route se courbe et commence à monter ce qui me permet d'avoir un point de vue de tous les coureurs devant moi (quoi ? déjà !!! les mecs ils sont déjà arrivés là-bas alors qu'on vient de partir ?!?!) et derrière moi (ouf ça va, je ne suis pas le dernier).
Commence la première montée : 800m d'escaliers en bois et en terre. Avec la rosée du jour en train de poindre et les 1000 paires de pieds de mes prédécesseurs, la terre se transforme en boue où je m'enfonce jusqu'à mi pied et d'où il est difficile de s'extraire. Mais ça passe. Il fait froid, il fait noir, ma lampe éclaire les pieds du coureur devant moi et c'est tout, rien d'autre n'existe que ma respiration et mes pas. La libération commence. Une chaleur calme commence à naître du plus profond de moi, se diffusant au reste du corps, m'imprégnant de force et de sérénité. J'ai l'impression que des ailes me poussent, toutes petites, prêtes à servir pour plus tard.
Tout en haut de la montée, le premier ravitaillement. Je ne pensais pas avoir aussi faim. J'engloutis un peu de tout ce qui se présente : coca, café, madeleines, cakes, pain d'épice, raisins secs, quartiers d'orange, je remplis ma gourde et je repars. Je ne me suis quasiment pas arrêté. Je suis bien, en forme, alerte. C'est comme si j'avais dormi toute ma vie et que j'étais en train de me réveiller.
La première descente est vraiment casse-gueule : étroite, rocailleuse, un peu glissante. Évidemment, tout le monde s'est essuyé la boue contre les rochers. Ce serait très tentant de se laisser emporter par la gravité et dévaler la pente à toute allure mais ce n'est pas possible, pour 2 raisons. D'abord, c'est trop dangereux, c'est tellement raide que le sol défilerait plus vite sous nos pieds que notre vitesse maximale. Et surtout, c'est la file indienne : il n'y a qu'un seul chemin, étroit, pas de place pour se doubler, donc tous les coureurs se suivent à la queue.
Au bas de la descente, la chemin s'ouvre en largeur, ça commence à s'éparpiller, les écarts se creusent. Nous arrivons au deuxième ravitaillement. Je n'ai pas vraiment faim mais je sais que je viens de me dépenser, beaucoup, sans m'en rendre compte car emporté par la foule qui nous traîne, nous entraîne,
écrasés l'un contre l'autre, nous ne formons qu' un seul corps, et le flot sans effort, nous pousse enchaînés l'un à l'autre et nous laisse tous épanouis enivrés et heureux.
(Sors de ce corps Edith Piaf !)
Je jette un œil rapide à ma montre : 10h. Ça fait 4h que je cours et j'ai parcouru...21km. Très bonne moyenne ! Je passe au check-point (les arbitres passent un laser sur le code barre que je porte sur ma poitrine pour enregistrer mon temps) et je file sans m'arrêter et sans manger.
Encore une descente, jusqu'au fond de la vallée, pour ensuite remonter tout en haut du col suivant. C'est beau. Mes poursuivants commencent à se retrouver loin derrière moi mais je n'ai pas encore rattrapé ceux devant moi. Je me retrouve quasiment seul, au milieu de la nature, avec comme seul guide les tissus fluo accrochés aux arbres. J'attaque la remontée. C'est dur. Mes jambes m'abandonnent, puis mon souffle, puis mon cœur s'emballe. J'étouffe. Je suis épuisé. Je m'arrête. J'aurais du manger au dernier ravitaillement. J'ai dépensé l'équivalent calorique de 3 raclettes en 5h et je n'ai pas mangé. Je me sens débile.
Bon, ce n'est pas grave. Reprends toi. Souffle un peu, laisse passer les gens et repars tranquillement. Tu as tout ton temps, tu es même un peu en avance. Ça monte. Et alors ? tu t'es inscrit pour ça.
Ah oui ! j'ai oublié de préciser. Quand je cours seul comme ça, au bout d'un moment, j'ai une petite voix qui m'encourage au fond de ma tête, c'est agréable. Elle me renvoie tout ce qu'il y a de positif sur moi. Au bout de quelques minutes de cette petite voix, j'ai ma chaleur intérieur qui revient avec la musique de Black Sabbath. Mes ailes repoussent.
Je gravis ce qui reste, enfin j'essaye. C'est difficile. J'ai l'impression d'être un paquebot transatlantique à vapeur, avec un gros cul et plus de charbon dans les soutes. A 1km du prochain ravitaillement, je suis assailli de crampes. Les 2 cuisses en même temps. Je m'étire tant bien que mal. Un coureur, gentil comme tout, vient me voir :
"_ Des crampes ?
_ Ouais, dis-je en grimaçant.
_ Ne t'inquiètes pas, ça arrive à tout le monde. T'as mangé salé ?
_ J'ai quasiment rien mangé au dernier ravitaillement.
_ Ah voilà ! c'est pour ça. Étire toi et au prochain ravitaillement, mange du sel.
_ Merci."
C'est rare d'éprouver autant de gratitude pour quelqu'un. Je me traîne jusqu'au prochain check-point et je remarque une petite coupe. Je pensais que c'était du sucre. Non, du sel. J'en mets un peu au bout de mon doigt, je goûte. Rien n'a jamais été aussi bon. J'en saupoudre un peu sur un quartier d'orange et je mange goulument. Je refais le plein d'eau et de nourriture et je repars. Je suis à un tiers de la course et il est 15h. 3,33km/h de moyenne. Ça baisse.
Je continue en m'économisant un peu plus. Je dois maintenant faire attention à ce que je mange et à ne pas cramper encore une fois. Je traverse encore des paysages magnifiques en rentrant dans la vallée suivante (la troisième depuis le départ), des forêts de pins, des fougères arborescentes, des tamarins, avec de temps en temps, au loin, la vue sur la mer. C'est tout simplement beau.
J'arrive enfin au ravitaillement de mi-course à 18h. 45km effectués en 12h, presque 4km/h de moyenne. Je remonte ! Comme quoi, la bouffe, c'est vachement important (ça, c'est la petite voix dans mon estomac qui parle). J'en profite pour me reposer un peu. Je m'étire, j'enlève mes chaussures. Je commence à avoir mal aux plantes des pieds. Alors je sors mes bandages, j'en coupe de petites bandelettes que je colle aux zones de contact. Je change de chaussettes : je remarque des trous là où mes ongles ont butté. Je n'ai rien senti mais je suppose que des micro traumatismes sur les chaussettes, au bout de 45km, ça use, forcément.
Je fais le point : je n'ai jamais couru aussi loin ni aussi longtemps. Si j'arrête la course ici, je pourrais être fier de moi. Mais je suis poussé par la curiosité : jusqu'où suis-je capable d'aller ? quelles sont mes limites ?
Au moment de repartir, je sens un autre genre de chaleur, émaner cette fois-ci de ma poitrine, plus précisément de mes tétons. J'ôte mon Tshirt : ils sont rouge vif. A force de frotter contre le Tshirt, la peau des tétons s'est décollée. Je découpe encore de la bande et la colle sur chacun de mes seins mais avec les poils, ça ne tient pas. Et avec la sueur, encore moins. Quelques kilomètre plus tard, j'aurai abandonné l'idée de protéger mes seins.
Une autre descente, encore une fois tout au fond de cette vallée, là où deux ruisseaux se rejoignent. Il y a des médecins, des kinés, des infirmières et un cuisto. On me demande si j'ai des ampoules, des douleurs, si je veux un massage ou une assiette de riz. Je prends volontiers les 2 derniers mais le riz a du mal à passer. J'ai faim mais rien ne rentre. Alors je me gave de petits biscuits (ça ne passe pas non plus) et d'oranges (ça passe) avec un peu de sel.
Après une longue pause, je repars alors que la nuit tombe. Il est 20h, j'ai encore 10 heures de course devant moi si je suis mon objectif, 18h avant la fermeture. Et là, c'est le drame.
C'est une ascension de 1100m, dans le noir quasi complet, avec l'estomac vide et déjà 50km dans les pattes. C'est la souffrance, pure. Lever chaque jambe, soulever le pied à chaque pas me demande un effort surhumain. Je suis à bout de souffle, je suis fatigué, mon cœur bat la chamade, dans le vide, je transpire mais ça ne sert à rien. Je suffoque, je bouillonne. Ma petite bonne voix a disparu, remplacée par la mauvaise voix, celle qui gronde, celle qui soulève chaque souvenir douloureux enfoui, le fait remonter à la surface, le fait joliment miroiter pour que je puisse bien le voir sous tous les angles.
TA GUEULE !!!
_ Oui, la seule raison pour laquelle j'ai réussi le concours de médecine, c'est parce qu'il y avait des étudiants étrangers (cf ici). Oui, c'est vrai, de ce point de vue là, on pourrait dire que je ne mérite pas d'être médecin. Mais j'ai majoré en génétique et en chimie organique ! alors OUI, je la mérite ma place en médecine. Et vu le nombre d'heures que j'ai passé à bosser l'année dernière, NON, on ne peut pas dire que je sois un branleur. Alors cette idée, tu peux la ranger définitivement, je ne veux plus jamais la revoir.
_ Ah tu le prends comme ça ? Et Murielle ? que tu as lâchement abandonnée comme une merde ? elle qui t'aimais et qui t'aurais suivi au bout du monde. Tu bosses peut-être mais tu fais souffrir les gens autour de toi.
_ Oui, je l'ai laissée tomber mais parce que je n'étais pas amoureux. J'allais faire quoi ? prétendre l'aimer alors que ce n'est pas vrai pour lui balancer la vérité le jour du mariage ou lors d'un weekend avec les beaux parents ? ou attendre placidement que les sentiments naissent en attendant "l'étincelle" ? Non, ça l'aurait fait souffrir davantage. Oui, je l'ai faite pleurer et je m'en veux. Mais je ne regrette pas de l'avoir plaqué. J'ai l'impression que depuis, chaque histoire que je vis est de mieux en mieux. Alors oui, j'ai fait souffrir une personne, mais elle m'a pardonné depuis, elle est passée à autre chose, elle m'a remercié de mon honnêteté, s'est retrouvé quelqu'un qui lui correspond et elle se marie l'année prochaine. Alors NON, je n'ai aucun regret à avoir.
_ Ah tu penses être quelqu'un de bien ? qui mérite le bonheur c'est ça ? et Joannie ? tu t'en rappelles ou pas ? elle t'as piétiné le cœur, haché menu, fait flamber et te l'a restitué tout cassé. Tu n'as eu que ce que tu méritais !!!
_ NON ! Joannie m'a trompé certes, elle ne m'aimais pas et n'a pas fait preuve d'une grande classe. Je lui en ai voulu c'est sûr. Mais elle m'a appris à ne pas me laisser faire en amour. Maintenant je sais que j'ai le droit de recevoir un minimum de marques d'attention. Désormais je fais gaffe à mon petit cœur. Il est encore un peu cassé mais avec le temps et beaucoup d'amour, ça se répare. Et je sais que j'ai le droit de recevoir de l'amour, de façon réciproque. Et s'il y en a une qui ne me dira pas de mots doux, je l'enverrai aux oubliettes illico ! C'est clair !
_ Mais ... euh... et Professeur A ! lui aussi il te pourrit la vie parce que t'es qu'un pauvre idiot qui n'est pas intelligent et qui ne sais pas travailler et qui ne sait rien faire bien comme il faut. Tu...euh...Tu ferais mieux d'abandonner médecine au point où tu en es !
_ JAMAIS ! j'y suis j'y reste. Et puis Pr A a beau m'emmerder au plus haut point, il n'empêche qu'il me pousse à donner le meilleur de ce qui j'ai.
_ Il te méprise, c'est évident ! et il a raison de le faire.
_ Dans 6 semaines je vais lui prouver le contraire. Maintenant si tu es à court d'arguments, est-ce que tu pourrais FOUTRE LE CAMPS !!!
Je sens ma chaleur douce et paisible remonter petit à petit et l'ombre nauséabonde se retirer dans ses retranchement, tapie mais vaincue. J'ai beau être à bout de forces, j'arrive encore à puiser de quoi finir la côte. D'ailleurs, il me semble voir des lumières.
Je gravis la dernière marche et je vois tout les habitants du village m'applaudir, me féliciter d'être arrivé jusqu'ici. Bravo ! Plus que 35km. C'est vrai, j'ai fait le plus dur, c'est faisable après tout. Je m'arrête aux stands. Je mange tout ce que je peux malgré l'estomac qui me serre. C'est marrant mais je me sens léger. Je viens de faire l'inventaire, dans mon cœur, dans ma tête, et j'avance tout doucement.
J'attaque l'avant-dernière descente. Après, ce sera du plat, puis une montée, longue, très longue, puis la dernière descente vers l'arrivée.
Il est minuit, je suis debout depuis 18h, j'ai mes lentilles qui collent aux yeux, des douleurs aux pieds et les tétons en feu. Mais j'avance. Il n'y a plus personne autour de moi, je suis seul sur les chemins, uniquement guidé par le clair de lune. Je ne sais pas où est le nord, ma destination. Je ne vois pas les étoiles à travers les arbres. Je ne vois plus non plus les petits fanions fluo. Où suis-je ? vais-je dans la bonne direction ? est-ce que j'attends ceux qui sont derrière moi pour être sûr ou est-ce qu'au contraire je rattrape ceux devant moi ?
Je me dis que je ne suis pas arrivé où je suis par hasard. Je retrace mon chemin et je revois tous les embranchements. Je n'ai jamais emprunté de chemin sans qu'il y ait un guide pour m'y engager. Je suis obligatoirement sur la bonne voie, même si je me retrouve seul. Alors j'avance, vite, je cours. Je sens mes ailes, celles qui m'avaient poussées au début de la course, celles que j'avais oubliées, elle battent et je me sens voler. Mes pieds touchent à peine le sol à chaque foulée, je n'ai plus de douleur, juste de l'euphorie d'être ici, de me dépasser, d'avoir conscience d'être au delà de ce que je pensais être mes limites. Et je suis heureux.
Petit à petit, je revois les lumière de la ville se refléter sur l'océan. La foule est présente même à 4h du matin, elle m'acclame, elle m’applaudit, elle scande "Vas-y Georges !" Mais comment connaissent-ils mon nom ? c'est écrit sur ta poitrine, patate ! ma petite voix réconfortante est de retour et elle me sourit.
Au moment où j'arrête de courir/voler, je sens une autre source de chaleur entre les jambes. Mais au lieu d'irradier sereinement, ça brûle : mes cuisses, à force de frotter, commencent à irriter la peau de mes bourses, à travers le pantalon et à travers le caleçon. Ça pique. Et quand je transpire, ça pique encore. Je me déshabille aux toilettes pour m'asperger d'eau. Ça me fait penser que je n'ai pissé qu'une seule fois depuis le départ. C'est incroyable, le corps humain. Impossible de coller quoi que ce soit sur mes bourses, j'aurais trop peur qu'en l'arrachant, la bande adhésive s'en aille avec une couille collée dessus. En sortant des toilettes, je marche en canard.
Un coureur assis à côté de moi me tend un tube de vaseline. J'ai peur. Il est 4h du matin, 2 hommes devant les toilettes...que me veut-il ? il fait un geste avec sa main, il me montre de me frotter les bourses...je ne comprends toujours pas. Puis il regarde le tube de vaseline, d'une façon appuyée et j'ai de plus en plus peur. Au moment où j'allais partir en courant (enfin, autant que possible), il me dit :
"_ Mets toi de la vaseline à cet endroit, ça va te soulager.
_ Euh...merci."
C'est vrai. Ça glisse tout seul après. J'en profite pour en mettre sur mes tétons, sait-on jamais.
Bon, il me reste 20km jusqu'à l'arrivée, je ne vais jamais y arriver avant 6h comme prévu mais je pense pouvoir arriver vers 10h en continuant à ce rythme. Aller ! c'est reparti.
Du plat, j'adore le plat, je me suis entraîné sur du plat. Il est 4h30 du matin, j'ai couru 70km et j'arrive encore à doubler des gens. Je suis fier de moi. Bon, quand je vois la dernière montée, je souffre intérieurement. Ce ne sont plus des marches comme avant, c'est une voie pavée, de gros pavés, de la taille d'une tête, bombés, glissants. Il faut faire attention à chaque pas, c'est épuisant moralement. Et ça n'en finit pas de monter, avec de petites descentes, certes, mais pour mieux remonter après.
A chaque col je me dis, "c'est le dernier, après ça descend". Alors, oui, ça descend, c'est sûr, mais ça remonte à chaque fois !!! jusqu'au moment où, miraculeusement, derrière le col, ça ne descend plus, ça ne monte pas non plus. Du plat. YES !!! je double encore les personnes qui m'avaient dépassées pendant l'ascension.
Et là, c'est le drame. Je mets ma tétine dans la bouche, j'aspire : vide. Je suis à sec. Et le prochain ravitaillement n'est que dans 5km. J'ai la bouche sèche et je sens les crampes poindre. A 6h du matin, je vois une supérette ouvrir. Deuxième miracle : en plein milieu d'un village de montagne, il y a une supérette qui ouvre avec le lever du soleil. J'entre, je me bénis d'avoir rangé un billet dans mon attirail, et j'achète une bouteille. C'est là que je repense à Johnny Weissmuller, l'acteur qui jouait Tarzan dans les années 30 et qui avait été champion olympique de natation. Il disait que son secret pour gagner était de boire un litre d'eau pétillante la veille d'une course.
La vérité est que l'eau gazeuse est alcaline et tamponne l'action de l'acide lactique, ralentissant ainsi l'apparition des crampes. Et en plus, l'eau pétillante est salée.
J'avance inexorablement. Plus que 10km !!! j'y suis presque. Il est 9h, si j'y vais mollo, ça devrait passer.
Et là, c'est le drame, encore.
Brutalement, j'ai mon genou droit qui crie STOP. Je ne peux plus le plier. Je ne me suis cogné contre rien mais j'ai mal et je ne peux plus avancer. Je me fais doubler par tout le monde, je reste assis pathétiquement sur mon caillou à attendre que ça passe. C'est là que je vois passer un enfant handicapé avec les pompiers.
Il faut savoir que chaque année, les organisateurs se débrouillent pour faire participer à la course quelques enfants handicapés. Ils mettent à disposition un fauteuil spécial, avec une roue tous terrains et des brancards sur le côté. Quand c'est plat, le fauteuil roule, tracté par 2 pompiers. Et quand ça grimpe, les 8 pompiers se relaient pour porter l'enfant.
Je les vois passer, en chantant, à peine fatigué par leur course. Ils ont fait la course intégrale, les 160km et finissent les derniers 10km. L'enfant sourit et chante avec eux. Et moi, je me plains avec mon pauvre genou alors que l'enfant qu'ils portent depuis 150km n'a plus l'usage de ses 2 jambes.
Je me redresse, me saisis d'un bâton et j'avance. Je franchis péniblement les dernier mètres qui me séparent du dernier check-point avant l'arrivée. J'avance, mais à un train de tortue, lentement, précautionneusement.
Le laser passe sur ma poitrine, mais au lieu du bip habituel, j'entends gronder l'ordinateur.
"_ Monsieur, je suis désolé mais vous avez dépassé le temps ?
_ Pardon ? mais c'était pas midi à l'arrivée ?
_ Si, mais ici, il y a un temps limite pour ce check-point. C'était 10h30 et il est 10h32.
_ Mais...euh...que...
_ Vous pouvez toujours finir la course mais vous ne figurerez pas sur le classement.
_ M'en fous ! je veux finir la course.
_ Alors bonne chance, me dit-il en souriant, sincèrement, avec tous les encouragements du monde dans les yeux."
Je me repose un peu, quitte à finir hors délais, autant ne pas finir en mille morceaux. Je me tourne vers le poste infirmier où on me fait un strapping du genou avec les bandes qu'il me reste. Un petit coup de crème anti-inflammatoire et c'est reparti.
Dernière descente, 6km puis la dernière ligne droite d'un kilomètre. Il est 11h30. Je n'ai pas fait tout ce chemin pour abandonner juste avant l'arrivée ! j'avance mes pieds, un par un, pas à pas, en faisant attention à bien garder le genou droit rectiligne. Il est bien sûr hors de question que je coure.
Mon corps est une gigantesque plaie, pleine de brûlures, de courbatures, de crampes, de fissures, d'ampoules et de fatigue. En voulant garder mes pieds droits, je butte sur quelques pierres, violemment, c'est l'ongle du gros orteil qui prend tout.
Mais dans ma tête, c'est la jubilation. Et dans mon cœur, la sérénité. L'ensemble de mon être n'est que détermination.
Dans la dernière ligne droite, je jette mon bâton : je franchirai la ligne sur mes 2 pieds. D'abord je marche, puis je trottine, pour finir en courant, réellement. L'arrivée est dans un stade, il faut faire un demi-tour de piste pour franchir la ligne. Pendant tout ce temps, il y a un millier de spectateurs qui applaudissent, encouragent, admirent, des flashs d'appareils photo et 2 caméras de télévision.
L'organisateur de la course me voit arriver :
"_ Vous savez que vous êtes hors temps.
_ Oui, je sais mais c'est pas grave, je voulais finir à tout prix.
_ Bravo en tout cas, vous venez de finir quelque chose d'exceptionnel. C'est votre première fois ?
_ Oui.
_ Alors on se reverra l'année prochaine.
_ Euh...je vais peut-être réfléchir avant de revenir.
_ Rien qu'à voir votre regard, c'est sûr, vous allez revenir."
Et c'est vrai. En portant mon regard intérieur vers mes petites voix, la bonne comme la mauvaise sont tenues en respect et m'applaudissent. Jamais je ne m'aurais cru capable d'accomplir un tel exploit. 90km et 5000m de dénivelé en 32 heures.
J'ai mal PARTOUT mais ça valait le coup.
A ce moment là, j'ai une seule question. Je ne pense ni à ma thèse, ni à mes amis, mes amours, mes emmerdes. Je ne pense qu'à une seule chose : comment vais-je enlever la bande adhésive de mon genou avec tous mes poils ?
La suite au prochain numéro...
Je pose donc mes valises chez la fille que j'avais remplacée cet été et je passe la nuit la plus courte de ma vie. Pas en volume horaire, ni à cause du stress, mais je déborde d'une excitation immense à tel point que je rêve que je coure...je me réveille avec le sentiment de n'avoir pas dormi.
4h du matin, petit déjeuner conséquent avec 5 ou 6 tartines, double dose de beurre et confiture (et j'avoue, une troisième couche de Nutella par dessous), un thé ET un café, et un œuf dur. Puis je pose mes lentilles, mes chaussettes renforcées aux points de contacts, mon pantalon spécial course, moulant, en lycra, mon Tshirt dans la même matière, casquette (parce que le soleil de montagne ça tape, surtout sous les tropiques), lampe frontale (parce que le départ se fait de nuit), un sac à dos rempli d'eau avec une tétine qui m'arrive sur l'épaule (pour ne pas perdre de temps en buvant) et finalement mes chaussures, ultra légère, parce que si je doit traverser l'ile à pied, j'ai intérêt à ne pas avoir de grosses tatanes.
Je récapitule la course. C'est un trail, c'est à dire une course de montagne. Plus précisément un ultra-trail, ça veut dire que c'est plus long qu'un marathon. Dans le détail : 90km et 5000m de dénivelé positif, c'est à dire que si on colle bout à bout toutes les montées, on arrive plus haut que le Mont Blanc. Mais ça, ce n'est que la moitié de la course, celle pour laquelle je me suis inscrit. Il y a des fous, eux, qui se sont inscrits pour la course intégrale, 160km et 9000m de dénivelé, c'est à dire grosso modo faire Paris-Deauville à pieds en grimpant l'Everest au milieu. Pour cette course là, le premier arrive en 24h. Pour vous situer le niveau de folie furieuse des coureurs.
Moi ça va, à côté de ça, je suis un gars normal, mais ça ne m'empêche pas d'avoir les genoux qui tremblent, d'anxiété, d'anticipation et d'excitation. Il est 6h moins 5 minutes, départ imminent. Chacun se regarde et s'encourage. L'ambiance est tendue mais joyeuse. Quand je vois les mollets des autres concurrents, je me pose la question : est-ce que je me suis vraiment bien préparé ?
Pourtant j'ai couru ! Pendant 6 mois, 5km 2 fois par semaine et 10km le dimanche, voire davantage. Je me suis inscrit dans une salle de muscu pour travailler le cardio et faire gonfler un peu ces cuisses d'intello. Physiquement, je ne me suis jamais senti aussi bien. Mais psychologiquement ? je n'ai jamais couru sur une aussi longue distance. Mon objectif est de finir dans les temps, en moins de 30 heures, c'est à dire qu'il faut que j'arrive avant midi demain.
Je respire, je sautille, j'inspire un grand coup : je peux le faire, je suis prêt.
Top départ.
Les 1500 coureurs autour de moi s'élancent dans un même mouvement, comme un troupeau de gnous, piétinant le bitume de la ville avant de rejoindre un quart d'heure plus tard les premiers sentiers de randonnées. Le rythme est pépère, sans se presser, comme pour s'échauffer. Ça me va très bien.
La route se courbe et commence à monter ce qui me permet d'avoir un point de vue de tous les coureurs devant moi (quoi ? déjà !!! les mecs ils sont déjà arrivés là-bas alors qu'on vient de partir ?!?!) et derrière moi (ouf ça va, je ne suis pas le dernier).
Commence la première montée : 800m d'escaliers en bois et en terre. Avec la rosée du jour en train de poindre et les 1000 paires de pieds de mes prédécesseurs, la terre se transforme en boue où je m'enfonce jusqu'à mi pied et d'où il est difficile de s'extraire. Mais ça passe. Il fait froid, il fait noir, ma lampe éclaire les pieds du coureur devant moi et c'est tout, rien d'autre n'existe que ma respiration et mes pas. La libération commence. Une chaleur calme commence à naître du plus profond de moi, se diffusant au reste du corps, m'imprégnant de force et de sérénité. J'ai l'impression que des ailes me poussent, toutes petites, prêtes à servir pour plus tard.
Tout en haut de la montée, le premier ravitaillement. Je ne pensais pas avoir aussi faim. J'engloutis un peu de tout ce qui se présente : coca, café, madeleines, cakes, pain d'épice, raisins secs, quartiers d'orange, je remplis ma gourde et je repars. Je ne me suis quasiment pas arrêté. Je suis bien, en forme, alerte. C'est comme si j'avais dormi toute ma vie et que j'étais en train de me réveiller.
La première descente est vraiment casse-gueule : étroite, rocailleuse, un peu glissante. Évidemment, tout le monde s'est essuyé la boue contre les rochers. Ce serait très tentant de se laisser emporter par la gravité et dévaler la pente à toute allure mais ce n'est pas possible, pour 2 raisons. D'abord, c'est trop dangereux, c'est tellement raide que le sol défilerait plus vite sous nos pieds que notre vitesse maximale. Et surtout, c'est la file indienne : il n'y a qu'un seul chemin, étroit, pas de place pour se doubler, donc tous les coureurs se suivent à la queue.
Au bas de la descente, la chemin s'ouvre en largeur, ça commence à s'éparpiller, les écarts se creusent. Nous arrivons au deuxième ravitaillement. Je n'ai pas vraiment faim mais je sais que je viens de me dépenser, beaucoup, sans m'en rendre compte car emporté par la foule qui nous traîne, nous entraîne,
écrasés l'un contre l'autre, nous ne formons qu' un seul corps, et le flot sans effort, nous pousse enchaînés l'un à l'autre et nous laisse tous épanouis enivrés et heureux.
(Sors de ce corps Edith Piaf !)
Je jette un œil rapide à ma montre : 10h. Ça fait 4h que je cours et j'ai parcouru...21km. Très bonne moyenne ! Je passe au check-point (les arbitres passent un laser sur le code barre que je porte sur ma poitrine pour enregistrer mon temps) et je file sans m'arrêter et sans manger.
Encore une descente, jusqu'au fond de la vallée, pour ensuite remonter tout en haut du col suivant. C'est beau. Mes poursuivants commencent à se retrouver loin derrière moi mais je n'ai pas encore rattrapé ceux devant moi. Je me retrouve quasiment seul, au milieu de la nature, avec comme seul guide les tissus fluo accrochés aux arbres. J'attaque la remontée. C'est dur. Mes jambes m'abandonnent, puis mon souffle, puis mon cœur s'emballe. J'étouffe. Je suis épuisé. Je m'arrête. J'aurais du manger au dernier ravitaillement. J'ai dépensé l'équivalent calorique de 3 raclettes en 5h et je n'ai pas mangé. Je me sens débile.
Bon, ce n'est pas grave. Reprends toi. Souffle un peu, laisse passer les gens et repars tranquillement. Tu as tout ton temps, tu es même un peu en avance. Ça monte. Et alors ? tu t'es inscrit pour ça.
Ah oui ! j'ai oublié de préciser. Quand je cours seul comme ça, au bout d'un moment, j'ai une petite voix qui m'encourage au fond de ma tête, c'est agréable. Elle me renvoie tout ce qu'il y a de positif sur moi. Au bout de quelques minutes de cette petite voix, j'ai ma chaleur intérieur qui revient avec la musique de Black Sabbath. Mes ailes repoussent.
Je gravis ce qui reste, enfin j'essaye. C'est difficile. J'ai l'impression d'être un paquebot transatlantique à vapeur, avec un gros cul et plus de charbon dans les soutes. A 1km du prochain ravitaillement, je suis assailli de crampes. Les 2 cuisses en même temps. Je m'étire tant bien que mal. Un coureur, gentil comme tout, vient me voir :
"_ Des crampes ?
_ Ouais, dis-je en grimaçant.
_ Ne t'inquiètes pas, ça arrive à tout le monde. T'as mangé salé ?
_ J'ai quasiment rien mangé au dernier ravitaillement.
_ Ah voilà ! c'est pour ça. Étire toi et au prochain ravitaillement, mange du sel.
_ Merci."
C'est rare d'éprouver autant de gratitude pour quelqu'un. Je me traîne jusqu'au prochain check-point et je remarque une petite coupe. Je pensais que c'était du sucre. Non, du sel. J'en mets un peu au bout de mon doigt, je goûte. Rien n'a jamais été aussi bon. J'en saupoudre un peu sur un quartier d'orange et je mange goulument. Je refais le plein d'eau et de nourriture et je repars. Je suis à un tiers de la course et il est 15h. 3,33km/h de moyenne. Ça baisse.
Je continue en m'économisant un peu plus. Je dois maintenant faire attention à ce que je mange et à ne pas cramper encore une fois. Je traverse encore des paysages magnifiques en rentrant dans la vallée suivante (la troisième depuis le départ), des forêts de pins, des fougères arborescentes, des tamarins, avec de temps en temps, au loin, la vue sur la mer. C'est tout simplement beau.
J'arrive enfin au ravitaillement de mi-course à 18h. 45km effectués en 12h, presque 4km/h de moyenne. Je remonte ! Comme quoi, la bouffe, c'est vachement important (ça, c'est la petite voix dans mon estomac qui parle). J'en profite pour me reposer un peu. Je m'étire, j'enlève mes chaussures. Je commence à avoir mal aux plantes des pieds. Alors je sors mes bandages, j'en coupe de petites bandelettes que je colle aux zones de contact. Je change de chaussettes : je remarque des trous là où mes ongles ont butté. Je n'ai rien senti mais je suppose que des micro traumatismes sur les chaussettes, au bout de 45km, ça use, forcément.
Je fais le point : je n'ai jamais couru aussi loin ni aussi longtemps. Si j'arrête la course ici, je pourrais être fier de moi. Mais je suis poussé par la curiosité : jusqu'où suis-je capable d'aller ? quelles sont mes limites ?
Au moment de repartir, je sens un autre genre de chaleur, émaner cette fois-ci de ma poitrine, plus précisément de mes tétons. J'ôte mon Tshirt : ils sont rouge vif. A force de frotter contre le Tshirt, la peau des tétons s'est décollée. Je découpe encore de la bande et la colle sur chacun de mes seins mais avec les poils, ça ne tient pas. Et avec la sueur, encore moins. Quelques kilomètre plus tard, j'aurai abandonné l'idée de protéger mes seins.
Une autre descente, encore une fois tout au fond de cette vallée, là où deux ruisseaux se rejoignent. Il y a des médecins, des kinés, des infirmières et un cuisto. On me demande si j'ai des ampoules, des douleurs, si je veux un massage ou une assiette de riz. Je prends volontiers les 2 derniers mais le riz a du mal à passer. J'ai faim mais rien ne rentre. Alors je me gave de petits biscuits (ça ne passe pas non plus) et d'oranges (ça passe) avec un peu de sel.
Après une longue pause, je repars alors que la nuit tombe. Il est 20h, j'ai encore 10 heures de course devant moi si je suis mon objectif, 18h avant la fermeture. Et là, c'est le drame.
C'est une ascension de 1100m, dans le noir quasi complet, avec l'estomac vide et déjà 50km dans les pattes. C'est la souffrance, pure. Lever chaque jambe, soulever le pied à chaque pas me demande un effort surhumain. Je suis à bout de souffle, je suis fatigué, mon cœur bat la chamade, dans le vide, je transpire mais ça ne sert à rien. Je suffoque, je bouillonne. Ma petite bonne voix a disparu, remplacée par la mauvaise voix, celle qui gronde, celle qui soulève chaque souvenir douloureux enfoui, le fait remonter à la surface, le fait joliment miroiter pour que je puisse bien le voir sous tous les angles.
TA GUEULE !!!
_ Oui, la seule raison pour laquelle j'ai réussi le concours de médecine, c'est parce qu'il y avait des étudiants étrangers (cf ici). Oui, c'est vrai, de ce point de vue là, on pourrait dire que je ne mérite pas d'être médecin. Mais j'ai majoré en génétique et en chimie organique ! alors OUI, je la mérite ma place en médecine. Et vu le nombre d'heures que j'ai passé à bosser l'année dernière, NON, on ne peut pas dire que je sois un branleur. Alors cette idée, tu peux la ranger définitivement, je ne veux plus jamais la revoir.
_ Ah tu le prends comme ça ? Et Murielle ? que tu as lâchement abandonnée comme une merde ? elle qui t'aimais et qui t'aurais suivi au bout du monde. Tu bosses peut-être mais tu fais souffrir les gens autour de toi.
_ Oui, je l'ai laissée tomber mais parce que je n'étais pas amoureux. J'allais faire quoi ? prétendre l'aimer alors que ce n'est pas vrai pour lui balancer la vérité le jour du mariage ou lors d'un weekend avec les beaux parents ? ou attendre placidement que les sentiments naissent en attendant "l'étincelle" ? Non, ça l'aurait fait souffrir davantage. Oui, je l'ai faite pleurer et je m'en veux. Mais je ne regrette pas de l'avoir plaqué. J'ai l'impression que depuis, chaque histoire que je vis est de mieux en mieux. Alors oui, j'ai fait souffrir une personne, mais elle m'a pardonné depuis, elle est passée à autre chose, elle m'a remercié de mon honnêteté, s'est retrouvé quelqu'un qui lui correspond et elle se marie l'année prochaine. Alors NON, je n'ai aucun regret à avoir.
_ Ah tu penses être quelqu'un de bien ? qui mérite le bonheur c'est ça ? et Joannie ? tu t'en rappelles ou pas ? elle t'as piétiné le cœur, haché menu, fait flamber et te l'a restitué tout cassé. Tu n'as eu que ce que tu méritais !!!
_ NON ! Joannie m'a trompé certes, elle ne m'aimais pas et n'a pas fait preuve d'une grande classe. Je lui en ai voulu c'est sûr. Mais elle m'a appris à ne pas me laisser faire en amour. Maintenant je sais que j'ai le droit de recevoir un minimum de marques d'attention. Désormais je fais gaffe à mon petit cœur. Il est encore un peu cassé mais avec le temps et beaucoup d'amour, ça se répare. Et je sais que j'ai le droit de recevoir de l'amour, de façon réciproque. Et s'il y en a une qui ne me dira pas de mots doux, je l'enverrai aux oubliettes illico ! C'est clair !
_ Mais ... euh... et Professeur A ! lui aussi il te pourrit la vie parce que t'es qu'un pauvre idiot qui n'est pas intelligent et qui ne sais pas travailler et qui ne sait rien faire bien comme il faut. Tu...euh...Tu ferais mieux d'abandonner médecine au point où tu en es !
_ JAMAIS ! j'y suis j'y reste. Et puis Pr A a beau m'emmerder au plus haut point, il n'empêche qu'il me pousse à donner le meilleur de ce qui j'ai.
_ Il te méprise, c'est évident ! et il a raison de le faire.
_ Dans 6 semaines je vais lui prouver le contraire. Maintenant si tu es à court d'arguments, est-ce que tu pourrais FOUTRE LE CAMPS !!!
Je sens ma chaleur douce et paisible remonter petit à petit et l'ombre nauséabonde se retirer dans ses retranchement, tapie mais vaincue. J'ai beau être à bout de forces, j'arrive encore à puiser de quoi finir la côte. D'ailleurs, il me semble voir des lumières.
Je gravis la dernière marche et je vois tout les habitants du village m'applaudir, me féliciter d'être arrivé jusqu'ici. Bravo ! Plus que 35km. C'est vrai, j'ai fait le plus dur, c'est faisable après tout. Je m'arrête aux stands. Je mange tout ce que je peux malgré l'estomac qui me serre. C'est marrant mais je me sens léger. Je viens de faire l'inventaire, dans mon cœur, dans ma tête, et j'avance tout doucement.
J'attaque l'avant-dernière descente. Après, ce sera du plat, puis une montée, longue, très longue, puis la dernière descente vers l'arrivée.
Il est minuit, je suis debout depuis 18h, j'ai mes lentilles qui collent aux yeux, des douleurs aux pieds et les tétons en feu. Mais j'avance. Il n'y a plus personne autour de moi, je suis seul sur les chemins, uniquement guidé par le clair de lune. Je ne sais pas où est le nord, ma destination. Je ne vois pas les étoiles à travers les arbres. Je ne vois plus non plus les petits fanions fluo. Où suis-je ? vais-je dans la bonne direction ? est-ce que j'attends ceux qui sont derrière moi pour être sûr ou est-ce qu'au contraire je rattrape ceux devant moi ?
Je me dis que je ne suis pas arrivé où je suis par hasard. Je retrace mon chemin et je revois tous les embranchements. Je n'ai jamais emprunté de chemin sans qu'il y ait un guide pour m'y engager. Je suis obligatoirement sur la bonne voie, même si je me retrouve seul. Alors j'avance, vite, je cours. Je sens mes ailes, celles qui m'avaient poussées au début de la course, celles que j'avais oubliées, elle battent et je me sens voler. Mes pieds touchent à peine le sol à chaque foulée, je n'ai plus de douleur, juste de l'euphorie d'être ici, de me dépasser, d'avoir conscience d'être au delà de ce que je pensais être mes limites. Et je suis heureux.
Petit à petit, je revois les lumière de la ville se refléter sur l'océan. La foule est présente même à 4h du matin, elle m'acclame, elle m’applaudit, elle scande "Vas-y Georges !" Mais comment connaissent-ils mon nom ? c'est écrit sur ta poitrine, patate ! ma petite voix réconfortante est de retour et elle me sourit.
Au moment où j'arrête de courir/voler, je sens une autre source de chaleur entre les jambes. Mais au lieu d'irradier sereinement, ça brûle : mes cuisses, à force de frotter, commencent à irriter la peau de mes bourses, à travers le pantalon et à travers le caleçon. Ça pique. Et quand je transpire, ça pique encore. Je me déshabille aux toilettes pour m'asperger d'eau. Ça me fait penser que je n'ai pissé qu'une seule fois depuis le départ. C'est incroyable, le corps humain. Impossible de coller quoi que ce soit sur mes bourses, j'aurais trop peur qu'en l'arrachant, la bande adhésive s'en aille avec une couille collée dessus. En sortant des toilettes, je marche en canard.
Un coureur assis à côté de moi me tend un tube de vaseline. J'ai peur. Il est 4h du matin, 2 hommes devant les toilettes...que me veut-il ? il fait un geste avec sa main, il me montre de me frotter les bourses...je ne comprends toujours pas. Puis il regarde le tube de vaseline, d'une façon appuyée et j'ai de plus en plus peur. Au moment où j'allais partir en courant (enfin, autant que possible), il me dit :
"_ Mets toi de la vaseline à cet endroit, ça va te soulager.
_ Euh...merci."
C'est vrai. Ça glisse tout seul après. J'en profite pour en mettre sur mes tétons, sait-on jamais.
Bon, il me reste 20km jusqu'à l'arrivée, je ne vais jamais y arriver avant 6h comme prévu mais je pense pouvoir arriver vers 10h en continuant à ce rythme. Aller ! c'est reparti.
Du plat, j'adore le plat, je me suis entraîné sur du plat. Il est 4h30 du matin, j'ai couru 70km et j'arrive encore à doubler des gens. Je suis fier de moi. Bon, quand je vois la dernière montée, je souffre intérieurement. Ce ne sont plus des marches comme avant, c'est une voie pavée, de gros pavés, de la taille d'une tête, bombés, glissants. Il faut faire attention à chaque pas, c'est épuisant moralement. Et ça n'en finit pas de monter, avec de petites descentes, certes, mais pour mieux remonter après.
A chaque col je me dis, "c'est le dernier, après ça descend". Alors, oui, ça descend, c'est sûr, mais ça remonte à chaque fois !!! jusqu'au moment où, miraculeusement, derrière le col, ça ne descend plus, ça ne monte pas non plus. Du plat. YES !!! je double encore les personnes qui m'avaient dépassées pendant l'ascension.
Et là, c'est le drame. Je mets ma tétine dans la bouche, j'aspire : vide. Je suis à sec. Et le prochain ravitaillement n'est que dans 5km. J'ai la bouche sèche et je sens les crampes poindre. A 6h du matin, je vois une supérette ouvrir. Deuxième miracle : en plein milieu d'un village de montagne, il y a une supérette qui ouvre avec le lever du soleil. J'entre, je me bénis d'avoir rangé un billet dans mon attirail, et j'achète une bouteille. C'est là que je repense à Johnny Weissmuller, l'acteur qui jouait Tarzan dans les années 30 et qui avait été champion olympique de natation. Il disait que son secret pour gagner était de boire un litre d'eau pétillante la veille d'une course.
La vérité est que l'eau gazeuse est alcaline et tamponne l'action de l'acide lactique, ralentissant ainsi l'apparition des crampes. Et en plus, l'eau pétillante est salée.
J'avance inexorablement. Plus que 10km !!! j'y suis presque. Il est 9h, si j'y vais mollo, ça devrait passer.
Et là, c'est le drame, encore.
Brutalement, j'ai mon genou droit qui crie STOP. Je ne peux plus le plier. Je ne me suis cogné contre rien mais j'ai mal et je ne peux plus avancer. Je me fais doubler par tout le monde, je reste assis pathétiquement sur mon caillou à attendre que ça passe. C'est là que je vois passer un enfant handicapé avec les pompiers.
Il faut savoir que chaque année, les organisateurs se débrouillent pour faire participer à la course quelques enfants handicapés. Ils mettent à disposition un fauteuil spécial, avec une roue tous terrains et des brancards sur le côté. Quand c'est plat, le fauteuil roule, tracté par 2 pompiers. Et quand ça grimpe, les 8 pompiers se relaient pour porter l'enfant.
Je les vois passer, en chantant, à peine fatigué par leur course. Ils ont fait la course intégrale, les 160km et finissent les derniers 10km. L'enfant sourit et chante avec eux. Et moi, je me plains avec mon pauvre genou alors que l'enfant qu'ils portent depuis 150km n'a plus l'usage de ses 2 jambes.
Je me redresse, me saisis d'un bâton et j'avance. Je franchis péniblement les dernier mètres qui me séparent du dernier check-point avant l'arrivée. J'avance, mais à un train de tortue, lentement, précautionneusement.
Le laser passe sur ma poitrine, mais au lieu du bip habituel, j'entends gronder l'ordinateur.
"_ Monsieur, je suis désolé mais vous avez dépassé le temps ?
_ Pardon ? mais c'était pas midi à l'arrivée ?
_ Si, mais ici, il y a un temps limite pour ce check-point. C'était 10h30 et il est 10h32.
_ Mais...euh...que...
_ Vous pouvez toujours finir la course mais vous ne figurerez pas sur le classement.
_ M'en fous ! je veux finir la course.
_ Alors bonne chance, me dit-il en souriant, sincèrement, avec tous les encouragements du monde dans les yeux."
Je me repose un peu, quitte à finir hors délais, autant ne pas finir en mille morceaux. Je me tourne vers le poste infirmier où on me fait un strapping du genou avec les bandes qu'il me reste. Un petit coup de crème anti-inflammatoire et c'est reparti.
Dernière descente, 6km puis la dernière ligne droite d'un kilomètre. Il est 11h30. Je n'ai pas fait tout ce chemin pour abandonner juste avant l'arrivée ! j'avance mes pieds, un par un, pas à pas, en faisant attention à bien garder le genou droit rectiligne. Il est bien sûr hors de question que je coure.
Mon corps est une gigantesque plaie, pleine de brûlures, de courbatures, de crampes, de fissures, d'ampoules et de fatigue. En voulant garder mes pieds droits, je butte sur quelques pierres, violemment, c'est l'ongle du gros orteil qui prend tout.
Mais dans ma tête, c'est la jubilation. Et dans mon cœur, la sérénité. L'ensemble de mon être n'est que détermination.
Dans la dernière ligne droite, je jette mon bâton : je franchirai la ligne sur mes 2 pieds. D'abord je marche, puis je trottine, pour finir en courant, réellement. L'arrivée est dans un stade, il faut faire un demi-tour de piste pour franchir la ligne. Pendant tout ce temps, il y a un millier de spectateurs qui applaudissent, encouragent, admirent, des flashs d'appareils photo et 2 caméras de télévision.
L'organisateur de la course me voit arriver :
"_ Vous savez que vous êtes hors temps.
_ Oui, je sais mais c'est pas grave, je voulais finir à tout prix.
_ Bravo en tout cas, vous venez de finir quelque chose d'exceptionnel. C'est votre première fois ?
_ Oui.
_ Alors on se reverra l'année prochaine.
_ Euh...je vais peut-être réfléchir avant de revenir.
_ Rien qu'à voir votre regard, c'est sûr, vous allez revenir."
Et c'est vrai. En portant mon regard intérieur vers mes petites voix, la bonne comme la mauvaise sont tenues en respect et m'applaudissent. Jamais je ne m'aurais cru capable d'accomplir un tel exploit. 90km et 5000m de dénivelé en 32 heures.
J'ai mal PARTOUT mais ça valait le coup.
A ce moment là, j'ai une seule question. Je ne pense ni à ma thèse, ni à mes amis, mes amours, mes emmerdes. Je ne pense qu'à une seule chose : comment vais-je enlever la bande adhésive de mon genou avec tous mes poils ?
La suite au prochain numéro...
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