J'arrive sur mon ile tropicale avec 2 objectifs bien précis : engloutir des kilomètres dans une course de tarés et finir la rédaction de ma thèse. Ce deuxième point sera l'objet du prochain billet. Nous sommes en octobre et je dois rendre ma thèse dans 15 jours et moi, je prends l'avion pour aller suicider mes pieds dans la course la plus longue que j'ai jamais fait de ma vie. Super logique.
Je pose donc mes valises chez la fille que j'avais remplacée cet été et je passe la nuit la plus courte de ma vie. Pas en volume horaire, ni à cause du stress, mais je déborde d'une excitation immense à tel point que je rêve que je coure...je me réveille avec le sentiment de n'avoir pas dormi.
4h du matin, petit déjeuner conséquent avec 5 ou 6 tartines, double dose de beurre et confiture (et j'avoue, une troisième couche de Nutella par dessous), un thé ET un café, et un œuf dur. Puis je pose mes lentilles, mes chaussettes renforcées aux points de contacts, mon pantalon spécial course, moulant, en lycra, mon Tshirt dans la même matière, casquette (parce que le soleil de montagne ça tape, surtout sous les tropiques), lampe frontale (parce que le départ se fait de nuit), un sac à dos rempli d'eau avec une tétine qui m'arrive sur l'épaule (pour ne pas perdre de temps en buvant) et finalement mes chaussures, ultra légère, parce que si je doit traverser l'ile à pied, j'ai intérêt à ne pas avoir de grosses tatanes.
Je récapitule la course. C'est un trail, c'est à dire une course de montagne. Plus précisément un ultra-trail, ça veut dire que c'est plus long qu'un marathon. Dans le détail : 90km et 5000m de dénivelé positif, c'est à dire que si on colle bout à bout toutes les montées, on arrive plus haut que le Mont Blanc. Mais ça, ce n'est que la moitié de la course, celle pour laquelle je me suis inscrit. Il y a des fous, eux, qui se sont inscrits pour la course intégrale, 160km et 9000m de dénivelé, c'est à dire grosso modo faire Paris-Deauville à pieds en grimpant l'Everest au milieu. Pour cette course là, le premier arrive en 24h. Pour vous situer le niveau de folie furieuse des coureurs.
Moi ça va, à côté de ça, je suis un gars normal, mais ça ne m'empêche pas d'avoir les genoux qui tremblent, d'anxiété, d'anticipation et d'excitation. Il est 6h moins 5 minutes, départ imminent. Chacun se regarde et s'encourage. L'ambiance est tendue mais joyeuse. Quand je vois les mollets des autres concurrents, je me pose la question : est-ce que je me suis vraiment bien préparé ?
Pourtant j'ai couru ! Pendant 6 mois, 5km 2 fois par semaine et 10km le dimanche, voire davantage. Je me suis inscrit dans une salle de muscu pour travailler le cardio et faire gonfler un peu ces cuisses d'intello. Physiquement, je ne me suis jamais senti aussi bien. Mais psychologiquement ? je n'ai jamais couru sur une aussi longue distance. Mon objectif est de finir dans les temps, en moins de 30 heures, c'est à dire qu'il faut que j'arrive avant midi demain.
Je respire, je sautille, j'inspire un grand coup : je peux le faire, je suis prêt.
Top départ.
Les 1500 coureurs autour de moi s'élancent dans un même mouvement, comme un troupeau de gnous, piétinant le bitume de la ville avant de rejoindre un quart d'heure plus tard les premiers sentiers de randonnées. Le rythme est pépère, sans se presser, comme pour s'échauffer. Ça me va très bien.
La route se courbe et commence à monter ce qui me permet d'avoir un point de vue de tous les coureurs devant moi (quoi ? déjà !!! les mecs ils sont déjà arrivés là-bas alors qu'on vient de partir ?!?!) et derrière moi (ouf ça va, je ne suis pas le dernier).
Commence la première montée : 800m d'escaliers en bois et en terre. Avec la rosée du jour en train de poindre et les 1000 paires de pieds de mes prédécesseurs, la terre se transforme en boue où je m'enfonce jusqu'à mi pied et d'où il est difficile de s'extraire. Mais ça passe. Il fait froid, il fait noir, ma lampe éclaire les pieds du coureur devant moi et c'est tout, rien d'autre n'existe que ma respiration et mes pas. La libération commence. Une chaleur calme commence à naître du plus profond de moi, se diffusant au reste du corps, m'imprégnant de force et de sérénité. J'ai l'impression que des ailes me poussent, toutes petites, prêtes à servir pour plus tard.
Tout en haut de la montée, le premier ravitaillement. Je ne pensais pas avoir aussi faim. J'engloutis un peu de tout ce qui se présente : coca, café, madeleines, cakes, pain d'épice, raisins secs, quartiers d'orange, je remplis ma gourde et je repars. Je ne me suis quasiment pas arrêté. Je suis bien, en forme, alerte. C'est comme si j'avais dormi toute ma vie et que j'étais en train de me réveiller.
La première descente est vraiment casse-gueule : étroite, rocailleuse, un peu glissante. Évidemment, tout le monde s'est essuyé la boue contre les rochers. Ce serait très tentant de se laisser emporter par la gravité et dévaler la pente à toute allure mais ce n'est pas possible, pour 2 raisons. D'abord, c'est trop dangereux, c'est tellement raide que le sol défilerait plus vite sous nos pieds que notre vitesse maximale. Et surtout, c'est la file indienne : il n'y a qu'un seul chemin, étroit, pas de place pour se doubler, donc tous les coureurs se suivent à la queue.
Au bas de la descente, la chemin s'ouvre en largeur, ça commence à s'éparpiller, les écarts se creusent. Nous arrivons au deuxième ravitaillement. Je n'ai pas vraiment faim mais je sais que je viens de me dépenser, beaucoup, sans m'en rendre compte car emporté par la foule qui nous traîne, nous entraîne,
écrasés l'un contre l'autre, nous ne formons qu' un seul corps, et le flot sans effort, nous pousse enchaînés l'un à l'autre et nous laisse tous épanouis enivrés et heureux.
(Sors de ce corps Edith Piaf !)
Je jette un œil rapide à ma montre : 10h. Ça fait 4h que je cours et j'ai parcouru...21km. Très bonne moyenne ! Je passe au check-point (les arbitres passent un laser sur le code barre que je porte sur ma poitrine pour enregistrer mon temps) et je file sans m'arrêter et sans manger.
Encore une descente, jusqu'au fond de la vallée, pour ensuite remonter tout en haut du col suivant. C'est beau. Mes poursuivants commencent à se retrouver loin derrière moi mais je n'ai pas encore rattrapé ceux devant moi. Je me retrouve quasiment seul, au milieu de la nature, avec comme seul guide les tissus fluo accrochés aux arbres. J'attaque la remontée. C'est dur. Mes jambes m'abandonnent, puis mon souffle, puis mon cœur s'emballe. J'étouffe. Je suis épuisé. Je m'arrête. J'aurais du manger au dernier ravitaillement. J'ai dépensé l'équivalent calorique de 3 raclettes en 5h et je n'ai pas mangé. Je me sens débile.
Bon, ce n'est pas grave. Reprends toi. Souffle un peu, laisse passer les gens et repars tranquillement. Tu as tout ton temps, tu es même un peu en avance. Ça monte. Et alors ? tu t'es inscrit pour ça.
Ah oui ! j'ai oublié de préciser. Quand je cours seul comme ça, au bout d'un moment, j'ai une petite voix qui m'encourage au fond de ma tête, c'est agréable. Elle me renvoie tout ce qu'il y a de positif sur moi. Au bout de quelques minutes de cette petite voix, j'ai ma chaleur intérieur qui revient avec la musique de Black Sabbath. Mes ailes repoussent.
Je gravis ce qui reste, enfin j'essaye. C'est difficile. J'ai l'impression d'être un paquebot transatlantique à vapeur, avec un gros cul et plus de charbon dans les soutes. A 1km du prochain ravitaillement, je suis assailli de crampes. Les 2 cuisses en même temps. Je m'étire tant bien que mal. Un coureur, gentil comme tout, vient me voir :
"_ Des crampes ?
_ Ouais, dis-je en grimaçant.
_ Ne t'inquiètes pas, ça arrive à tout le monde. T'as mangé salé ?
_ J'ai quasiment rien mangé au dernier ravitaillement.
_ Ah voilà ! c'est pour ça. Étire toi et au prochain ravitaillement, mange du sel.
_ Merci."
C'est rare d'éprouver autant de gratitude pour quelqu'un. Je me traîne jusqu'au prochain check-point et je remarque une petite coupe. Je pensais que c'était du sucre. Non, du sel. J'en mets un peu au bout de mon doigt, je goûte. Rien n'a jamais été aussi bon. J'en saupoudre un peu sur un quartier d'orange et je mange goulument. Je refais le plein d'eau et de nourriture et je repars. Je suis à un tiers de la course et il est 15h. 3,33km/h de moyenne. Ça baisse.
Je continue en m'économisant un peu plus. Je dois maintenant faire attention à ce que je mange et à ne pas cramper encore une fois. Je traverse encore des paysages magnifiques en rentrant dans la vallée suivante (la troisième depuis le départ), des forêts de pins, des fougères arborescentes, des tamarins, avec de temps en temps, au loin, la vue sur la mer. C'est tout simplement beau.
J'arrive enfin au ravitaillement de mi-course à 18h. 45km effectués en 12h, presque 4km/h de moyenne. Je remonte ! Comme quoi, la bouffe, c'est vachement important (ça, c'est la petite voix dans mon estomac qui parle). J'en profite pour me reposer un peu. Je m'étire, j'enlève mes chaussures. Je commence à avoir mal aux plantes des pieds. Alors je sors mes bandages, j'en coupe de petites bandelettes que je colle aux zones de contact. Je change de chaussettes : je remarque des trous là où mes ongles ont butté. Je n'ai rien senti mais je suppose que des micro traumatismes sur les chaussettes, au bout de 45km, ça use, forcément.
Je fais le point : je n'ai jamais couru aussi loin ni aussi longtemps. Si j'arrête la course ici, je pourrais être fier de moi. Mais je suis poussé par la curiosité : jusqu'où suis-je capable d'aller ? quelles sont mes limites ?
Au moment de repartir, je sens un autre genre de chaleur, émaner cette fois-ci de ma poitrine, plus précisément de mes tétons. J'ôte mon Tshirt : ils sont rouge vif. A force de frotter contre le Tshirt, la peau des tétons s'est décollée. Je découpe encore de la bande et la colle sur chacun de mes seins mais avec les poils, ça ne tient pas. Et avec la sueur, encore moins. Quelques kilomètre plus tard, j'aurai abandonné l'idée de protéger mes seins.
Une autre descente, encore une fois tout au fond de cette vallée, là où deux ruisseaux se rejoignent. Il y a des médecins, des kinés, des infirmières et un cuisto. On me demande si j'ai des ampoules, des douleurs, si je veux un massage ou une assiette de riz. Je prends volontiers les 2 derniers mais le riz a du mal à passer. J'ai faim mais rien ne rentre. Alors je me gave de petits biscuits (ça ne passe pas non plus) et d'oranges (ça passe) avec un peu de sel.
Après une longue pause, je repars alors que la nuit tombe. Il est 20h, j'ai encore 10 heures de course devant moi si je suis mon objectif, 18h avant la fermeture. Et là, c'est le drame.
C'est une ascension de 1100m, dans le noir quasi complet, avec l'estomac vide et déjà 50km dans les pattes. C'est la souffrance, pure. Lever chaque jambe, soulever le pied à chaque pas me demande un effort surhumain. Je suis à bout de souffle, je suis fatigué, mon cœur bat la chamade, dans le vide, je transpire mais ça ne sert à rien. Je suffoque, je bouillonne. Ma petite bonne voix a disparu, remplacée par la mauvaise voix, celle qui gronde, celle qui soulève chaque souvenir douloureux enfoui, le fait remonter à la surface, le fait joliment miroiter pour que je puisse bien le voir sous tous les angles.
TA GUEULE !!!
_ Oui, la seule raison pour laquelle j'ai réussi le concours de médecine, c'est parce qu'il y avait des étudiants étrangers (cf ici). Oui, c'est vrai, de ce point de vue là, on pourrait dire que je ne mérite pas d'être médecin. Mais j'ai majoré en génétique et en chimie organique ! alors OUI, je la mérite ma place en médecine. Et vu le nombre d'heures que j'ai passé à bosser l'année dernière, NON, on ne peut pas dire que je sois un branleur. Alors cette idée, tu peux la ranger définitivement, je ne veux plus jamais la revoir.
_ Ah tu le prends comme ça ? Et Murielle ? que tu as lâchement abandonnée comme une merde ? elle qui t'aimais et qui t'aurais suivi au bout du monde. Tu bosses peut-être mais tu fais souffrir les gens autour de toi.
_ Oui, je l'ai laissée tomber mais parce que je n'étais pas amoureux. J'allais faire quoi ? prétendre l'aimer alors que ce n'est pas vrai pour lui balancer la vérité le jour du mariage ou lors d'un weekend avec les beaux parents ? ou attendre placidement que les sentiments naissent en attendant "l'étincelle" ? Non, ça l'aurait fait souffrir davantage. Oui, je l'ai faite pleurer et je m'en veux. Mais je ne regrette pas de l'avoir plaqué. J'ai l'impression que depuis, chaque histoire que je vis est de mieux en mieux. Alors oui, j'ai fait souffrir une personne, mais elle m'a pardonné depuis, elle est passée à autre chose, elle m'a remercié de mon honnêteté, s'est retrouvé quelqu'un qui lui correspond et elle se marie l'année prochaine. Alors NON, je n'ai aucun regret à avoir.
_ Ah tu penses être quelqu'un de bien ? qui mérite le bonheur c'est ça ? et Joannie ? tu t'en rappelles ou pas ? elle t'as piétiné le cœur, haché menu, fait flamber et te l'a restitué tout cassé. Tu n'as eu que ce que tu méritais !!!
_ NON ! Joannie m'a trompé certes, elle ne m'aimais pas et n'a pas fait preuve d'une grande classe. Je lui en ai voulu c'est sûr. Mais elle m'a appris à ne pas me laisser faire en amour. Maintenant je sais que j'ai le droit de recevoir un minimum de marques d'attention. Désormais je fais gaffe à mon petit cœur. Il est encore un peu cassé mais avec le temps et beaucoup d'amour, ça se répare. Et je sais que j'ai le droit de recevoir de l'amour, de façon réciproque. Et s'il y en a une qui ne me dira pas de mots doux, je l'enverrai aux oubliettes illico ! C'est clair !
_ Mais ... euh... et Professeur A ! lui aussi il te pourrit la vie parce que t'es qu'un pauvre idiot qui n'est pas intelligent et qui ne sais pas travailler et qui ne sait rien faire bien comme il faut. Tu...euh...Tu ferais mieux d'abandonner médecine au point où tu en es !
_ JAMAIS ! j'y suis j'y reste. Et puis Pr A a beau m'emmerder au plus haut point, il n'empêche qu'il me pousse à donner le meilleur de ce qui j'ai.
_ Il te méprise, c'est évident ! et il a raison de le faire.
_ Dans 6 semaines je vais lui prouver le contraire. Maintenant si tu es à court d'arguments, est-ce que tu pourrais FOUTRE LE CAMPS !!!
Je sens ma chaleur douce et paisible remonter petit à petit et l'ombre nauséabonde se retirer dans ses retranchement, tapie mais vaincue. J'ai beau être à bout de forces, j'arrive encore à puiser de quoi finir la côte. D'ailleurs, il me semble voir des lumières.
Je gravis la dernière marche et je vois tout les habitants du village m'applaudir, me féliciter d'être arrivé jusqu'ici. Bravo ! Plus que 35km. C'est vrai, j'ai fait le plus dur, c'est faisable après tout. Je m'arrête aux stands. Je mange tout ce que je peux malgré l'estomac qui me serre. C'est marrant mais je me sens léger. Je viens de faire l'inventaire, dans mon cœur, dans ma tête, et j'avance tout doucement.
J'attaque l'avant-dernière descente. Après, ce sera du plat, puis une montée, longue, très longue, puis la dernière descente vers l'arrivée.
Il est minuit, je suis debout depuis 18h, j'ai mes lentilles qui collent aux yeux, des douleurs aux pieds et les tétons en feu. Mais j'avance. Il n'y a plus personne autour de moi, je suis seul sur les chemins, uniquement guidé par le clair de lune. Je ne sais pas où est le nord, ma destination. Je ne vois pas les étoiles à travers les arbres. Je ne vois plus non plus les petits fanions fluo. Où suis-je ? vais-je dans la bonne direction ? est-ce que j'attends ceux qui sont derrière moi pour être sûr ou est-ce qu'au contraire je rattrape ceux devant moi ?
Je me dis que je ne suis pas arrivé où je suis par hasard. Je retrace mon chemin et je revois tous les embranchements. Je n'ai jamais emprunté de chemin sans qu'il y ait un guide pour m'y engager. Je suis obligatoirement sur la bonne voie, même si je me retrouve seul. Alors j'avance, vite, je cours. Je sens mes ailes, celles qui m'avaient poussées au début de la course, celles que j'avais oubliées, elle battent et je me sens voler. Mes pieds touchent à peine le sol à chaque foulée, je n'ai plus de douleur, juste de l'euphorie d'être ici, de me dépasser, d'avoir conscience d'être au delà de ce que je pensais être mes limites. Et je suis heureux.
Petit à petit, je revois les lumière de la ville se refléter sur l'océan. La foule est présente même à 4h du matin, elle m'acclame, elle m’applaudit, elle scande "Vas-y Georges !" Mais comment connaissent-ils mon nom ? c'est écrit sur ta poitrine, patate ! ma petite voix réconfortante est de retour et elle me sourit.
Au moment où j'arrête de courir/voler, je sens une autre source de chaleur entre les jambes. Mais au lieu d'irradier sereinement, ça brûle : mes cuisses, à force de frotter, commencent à irriter la peau de mes bourses, à travers le pantalon et à travers le caleçon. Ça pique. Et quand je transpire, ça pique encore. Je me déshabille aux toilettes pour m'asperger d'eau. Ça me fait penser que je n'ai pissé qu'une seule fois depuis le départ. C'est incroyable, le corps humain. Impossible de coller quoi que ce soit sur mes bourses, j'aurais trop peur qu'en l'arrachant, la bande adhésive s'en aille avec une couille collée dessus. En sortant des toilettes, je marche en canard.
Un coureur assis à côté de moi me tend un tube de vaseline. J'ai peur. Il est 4h du matin, 2 hommes devant les toilettes...que me veut-il ? il fait un geste avec sa main, il me montre de me frotter les bourses...je ne comprends toujours pas. Puis il regarde le tube de vaseline, d'une façon appuyée et j'ai de plus en plus peur. Au moment où j'allais partir en courant (enfin, autant que possible), il me dit :
"_ Mets toi de la vaseline à cet endroit, ça va te soulager.
_ Euh...merci."
C'est vrai. Ça glisse tout seul après. J'en profite pour en mettre sur mes tétons, sait-on jamais.
Bon, il me reste 20km jusqu'à l'arrivée, je ne vais jamais y arriver avant 6h comme prévu mais je pense pouvoir arriver vers 10h en continuant à ce rythme. Aller ! c'est reparti.
Du plat, j'adore le plat, je me suis entraîné sur du plat. Il est 4h30 du matin, j'ai couru 70km et j'arrive encore à doubler des gens. Je suis fier de moi. Bon, quand je vois la dernière montée, je souffre intérieurement. Ce ne sont plus des marches comme avant, c'est une voie pavée, de gros pavés, de la taille d'une tête, bombés, glissants. Il faut faire attention à chaque pas, c'est épuisant moralement. Et ça n'en finit pas de monter, avec de petites descentes, certes, mais pour mieux remonter après.
A chaque col je me dis, "c'est le dernier, après ça descend". Alors, oui, ça descend, c'est sûr, mais ça remonte à chaque fois !!! jusqu'au moment où, miraculeusement, derrière le col, ça ne descend plus, ça ne monte pas non plus. Du plat. YES !!! je double encore les personnes qui m'avaient dépassées pendant l'ascension.
Et là, c'est le drame. Je mets ma tétine dans la bouche, j'aspire : vide. Je suis à sec. Et le prochain ravitaillement n'est que dans 5km. J'ai la bouche sèche et je sens les crampes poindre. A 6h du matin, je vois une supérette ouvrir. Deuxième miracle : en plein milieu d'un village de montagne, il y a une supérette qui ouvre avec le lever du soleil. J'entre, je me bénis d'avoir rangé un billet dans mon attirail, et j'achète une bouteille. C'est là que je repense à Johnny Weissmuller, l'acteur qui jouait Tarzan dans les années 30 et qui avait été champion olympique de natation. Il disait que son secret pour gagner était de boire un litre d'eau pétillante la veille d'une course.
La vérité est que l'eau gazeuse est alcaline et tamponne l'action de l'acide lactique, ralentissant ainsi l'apparition des crampes. Et en plus, l'eau pétillante est salée.
J'avance inexorablement. Plus que 10km !!! j'y suis presque. Il est 9h, si j'y vais mollo, ça devrait passer.
Et là, c'est le drame, encore.
Brutalement, j'ai mon genou droit qui crie STOP. Je ne peux plus le plier. Je ne me suis cogné contre rien mais j'ai mal et je ne peux plus avancer. Je me fais doubler par tout le monde, je reste assis pathétiquement sur mon caillou à attendre que ça passe. C'est là que je vois passer un enfant handicapé avec les pompiers.
Il faut savoir que chaque année, les organisateurs se débrouillent pour faire participer à la course quelques enfants handicapés. Ils mettent à disposition un fauteuil spécial, avec une roue tous terrains et des brancards sur le côté. Quand c'est plat, le fauteuil roule, tracté par 2 pompiers. Et quand ça grimpe, les 8 pompiers se relaient pour porter l'enfant.
Je les vois passer, en chantant, à peine fatigué par leur course. Ils ont fait la course intégrale, les 160km et finissent les derniers 10km. L'enfant sourit et chante avec eux. Et moi, je me plains avec mon pauvre genou alors que l'enfant qu'ils portent depuis 150km n'a plus l'usage de ses 2 jambes.
Je me redresse, me saisis d'un bâton et j'avance. Je franchis péniblement les dernier mètres qui me séparent du dernier check-point avant l'arrivée. J'avance, mais à un train de tortue, lentement, précautionneusement.
Le laser passe sur ma poitrine, mais au lieu du bip habituel, j'entends gronder l'ordinateur.
"_ Monsieur, je suis désolé mais vous avez dépassé le temps ?
_ Pardon ? mais c'était pas midi à l'arrivée ?
_ Si, mais ici, il y a un temps limite pour ce check-point. C'était 10h30 et il est 10h32.
_ Mais...euh...que...
_ Vous pouvez toujours finir la course mais vous ne figurerez pas sur le classement.
_ M'en fous ! je veux finir la course.
_ Alors bonne chance, me dit-il en souriant, sincèrement, avec tous les encouragements du monde dans les yeux."
Je me repose un peu, quitte à finir hors délais, autant ne pas finir en mille morceaux. Je me tourne vers le poste infirmier où on me fait un strapping du genou avec les bandes qu'il me reste. Un petit coup de crème anti-inflammatoire et c'est reparti.
Dernière descente, 6km puis la dernière ligne droite d'un kilomètre. Il est 11h30. Je n'ai pas fait tout ce chemin pour abandonner juste avant l'arrivée ! j'avance mes pieds, un par un, pas à pas, en faisant attention à bien garder le genou droit rectiligne. Il est bien sûr hors de question que je coure.
Mon corps est une gigantesque plaie, pleine de brûlures, de courbatures, de crampes, de fissures, d'ampoules et de fatigue. En voulant garder mes pieds droits, je butte sur quelques pierres, violemment, c'est l'ongle du gros orteil qui prend tout.
Mais dans ma tête, c'est la jubilation. Et dans mon cœur, la sérénité. L'ensemble de mon être n'est que détermination.
Dans la dernière ligne droite, je jette mon bâton : je franchirai la ligne sur mes 2 pieds. D'abord je marche, puis je trottine, pour finir en courant, réellement. L'arrivée est dans un stade, il faut faire un demi-tour de piste pour franchir la ligne. Pendant tout ce temps, il y a un millier de spectateurs qui applaudissent, encouragent, admirent, des flashs d'appareils photo et 2 caméras de télévision.
L'organisateur de la course me voit arriver :
"_ Vous savez que vous êtes hors temps.
_ Oui, je sais mais c'est pas grave, je voulais finir à tout prix.
_ Bravo en tout cas, vous venez de finir quelque chose d'exceptionnel. C'est votre première fois ?
_ Oui.
_ Alors on se reverra l'année prochaine.
_ Euh...je vais peut-être réfléchir avant de revenir.
_ Rien qu'à voir votre regard, c'est sûr, vous allez revenir."
Et c'est vrai. En portant mon regard intérieur vers mes petites voix, la bonne comme la mauvaise sont tenues en respect et m'applaudissent. Jamais je ne m'aurais cru capable d'accomplir un tel exploit. 90km et 5000m de dénivelé en 32 heures.
J'ai mal PARTOUT mais ça valait le coup.
A ce moment là, j'ai une seule question. Je ne pense ni à ma thèse, ni à mes amis, mes amours, mes emmerdes. Je ne pense qu'à une seule chose : comment vais-je enlever la bande adhésive de mon genou avec tous mes poils ?
La suite au prochain numéro...
admirable, tu t'es donné à fond et tu as gagné à mieux te connaître, la psychothérapie par le sport, j'adore.
RépondreSupprimer@euphorite
Merci ! quand le corps ne répond plus, l'esprit parle. Mais j'ai encore d'autres histoires sportives à relater. Stay tuned !
SupprimerJe suis scotchée !
RépondreSupprimerMouaha on est parti en rando avec l'Ours il y a quelques années. C'est là que nous avons découvert ensemble les dégâts que peuvent faire des cuisses frottant sur des couilles. (faîtes que vous anonymat tienne le coup là)
RépondreSupprimerJ'adore!!! j'y étais...en spectatrice, quelle belle leçon... bravo!!! j'attends la suite avec impatience....Mylène
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